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LE ROMAN.

pensée de Flaubert, son premier roman avait été une protestation contre la manière de Champfleury et de ses disciples, qui le considérèrent toujours comme un arriéré. Et, si Madame Bovary peut alors passer pour une œuvre d’inspiration romantique, cela ne tient pas seulement au style, mais à la conception même de l’art, et encore à ce que ce roman, si puissamment impersonnel, trahit néanmoins d’idéalisme sentimental. Le réalisme, quand il est conséquent avec lui-même, se borne à reproduire telle quelle la réalité donnée. Tel n’est point le procédé de Flaubert. Madame Bovary a la forte unité d’une œuvre classique. Tous les moyens y ont été logiquement combinés ; aucune description oiseuse, aucun fait qui ne concoure au développement de l’action : c’est le triomphe d’un art savant et impérieux. Non seulement l’auteur a « composé » ses personnages, mais encore il a résumé toute une espèce dans une figure, il a créé des types. Et la signification morale de l’œuvre n’est pas moins contraire au réalisme vulgaire que l’esthétique d’où elle procède. Si Flaubert tourne en ridicule les extravagances du romantisme, c’est de la même façon que Cervantès raillait les chimères de l’esprit chevaleresque. On sent chez lui une sympathie secrète pour ce qu’il entre de poésie dans la perversion de sa misérable Emma. Ce qui fait en somme le fond de tous ses romans, c’est l’amère contradiction qu’il surprend de toute part entre l’idéal et le réel. Et, malgré tous ses efforts pour rester impassible, il ne se résigne pas à la sottise, à la routine, aux bassesses de la vie courante. Or quoi de plus romantique que ce dégoût ? N’y a-t-il pas là, encore et toujours, un héritage de René ?

Comme écrivain, Flaubert se rattache directement au romantisme. Rien de plus caractéristique en ce sens que son admiration pour Chateaubriand, dont il déclamait avec enthousiasme des pages entières. Il n’a jamais eu d’autre souci que celui de l’art. Même sa propre vie, il voit tout en artiste. « Les accidents du monde, disait-il, vous apparaissent, dès qu’ils sont perçus, comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y