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LE ROMAN.

plupart des drames intimes de l’existence. Sa pensée dernière, et qu’il ne craint pas d’exprimer, c’est que le genre « romanesque » finira par se réduire à une pure analyse.

Le goût de l’exactitude et de la précision scientifique s’unit chez les Goncourt avec une sensibilité nerveuse qui est peut-être leur trait le plus distinctif. Tandis que Flaubert, par un puissant et constant effort, comprimait en lui toute émotion personnelle, les Goncourt « suent » leurs livres « de leur sang ». « Nous trouvons, disent-ils, les livres que nous lisons écrits avec la plume, l’imagination, le cerveau des auteurs ; nos livres, à nous, nous semblent bien écrits avec cela, mais encore avec ceci, avec nos nerfs et nos souffrances. » Et ailleurs : « Les premiers, nous avons été les écrivains des nerfs ». Leur originalité, parmi les romanciers de leur école, tient surtout à la finesse particulière de leurs sens, qui saisissent dans les choses ce qu’elles ont de plus subtil et de plus raffiné, à ce perpétuel frémissement de leur être qui fait que leurs œuvres donnent la sensation de la vie, la sensation lancinante d’une vie convulsive et toute secouée de frissons. Les Goncourt sont « des crucifiés physiques, des écorchès moraux et sensitifs, blessés à la moindre impression, sans enveloppe, saignants ». Il y a quelque chose de morbide dans leur excessive nervosité. Mais « pour le rendu des délicatesses, des mélancolies exquises, des fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l’âme et du cœur, ne faut-il pas un coin maladif chez l’homme ? » Eux-mêmes sentent bien que la « maladie » est pour beaucoup dans la valeur de leur œuvre. Ce dont ils se glorifient, c’est moins « d’avoir du talent » que « de se trouver des espèces d’êtres impressionnables d’une délicatesse infinie, des vibrants d’une manière supérieure » ; mais c’est cette impressionnabilité même qui fait, après tout, le fond de leur talent.

Elle en fait aussi la forme. Les Goncourt sont, à leur façon, aussi artistes que Flaubert. Seulement, tandis que Flaubert parle une langue aux contours sévères et bien arrêtés, à l’harmonie pleine et soutenue une langue sobre