Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
340
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

jusque dans son éclat, fidèle aux traditions jusque dans ses hardiesses, sans néologismes, sans irrégularités de tour, ferme, classique en son genre et qui donne le sentiment d’une perfection définitive, les Goncourt violent la syntaxe, surchargent le vocabulaire, disloquent la phrase, n’ont d’autre souci que de rendre leur impression avec toute sa vivacité. Et, comme leurs sens sont toujours en vibration, leur style a pour ainsi dire la fièvre. Tenue par leurs mains inquiètes, la plume trace à tort et à travers des hachures et des zigzags. Il y a dans leur façon d’écrire quelque chose de capricant. Ils subordonnent les règles et le génie de la langue à leur propre tempérament, à leur manière de sentir, à leur âpre impatience de tout rendre. Ils ont la haine féroce du poncif, du convenu, de ce style régulier et monotone qui s’apprend dans les écoles, auquel l’Université donne son estampille. La façon de dire qu’ils préfèrent, c’est celle qui « émousse et académise le moins ». Que leur importe ce que les régents de collège appelleront barbarismes ou solécismes ? Ce n’est pas pour les régents de collège qu’ils écrivent, c’est « en vue de ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné, de la prose française, et de la prose française actuelle », c’est-à-dire de ceux qui considèrent la langue, non pas comme faite, mais comme toujours à faire. Leur « écriture artiste » n’est autre chose que la peinture immédiate et directe des sensations, de sensations excessivement subtiles. Et ils ne se refusent, pour les peindre dans toute leur acuité, ni la création d’un vocable plus expressif que le terme académique, ni l’emploi d’une construction irrégulière qui peut « apporter de la vie à leur phrase », ni une alliance de mots saugrenue ou une inversion pénible, ni le déhanchement du rythme ou la bigarrure des couleurs, pourvu qu’avec ces moyens insolites et bizarres ils égalent la vivacité de l’expression à celle de l’impression.

Les deux Goncourt ont été des « forçats du livre ». Torturés par des souffrances qui ne leur laissent pas un instant de relâche, Jules par d’intolérables migraines, Edmond par