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LE ROMAN.

des malaises d’estomac « qui en font seulement un vivant, ou plutôt un misérable ressuscité du soir, à l’heure où l’on allume le gaz », ils sont obstinément restés, malgré la maladie, « sur la brèche du travail et de la pensée », et l’un des deux est mort tout jeune encore à la peine.

La nature et l’humanité ne leur paraissent dignes d’intérêt que comme matière de leurs observations et sujet de leur « écriture ». Dans la rue, dans les salons, à table, ils épient toute parole, tout geste, toute intonation, dont leur prochain livre pourra faire profit. Leur propre moi appartient corps et âme à la « Littérature ». Ils sont aux aguets d’eux-mêmes Ils s’observent jusque dans leurs rêves ; ils « recherchent l’insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit » ; ils se décrivent « dans les moments délirants » d’une maladie qui peut d’un moment à l’autre les enlever. Se sentant mortellement atteint, Jules est pris d’une rage de travail : du matin à la nuit, sans relâche, il peine sur le dernier livre qu’il doit signer ; le littérateur « pressure, sans en vouloir perdre une minute, les dernières heures d’une intelligence, d’un talent, prêts à sombrer ». Pendant que son frère se débat contre le mal terrible qui l’a frappé au cerveau, Edmond, dans ses nuits de larmes, jette encore sur son carnet des notes, qu’il a comparées aux cris avec lesquels les grandes douleurs physiques se soulagent. Et ces notes, il les livre ensuite au public. Pensant qu’il est « utile, pour l’histoire des lettres, de donner l’étude féroce de l’agonie et de la mort d’un mourant de la littérature », il « renfonce toute sensibilité », il récrit des mots qui lui déchirent le cœur, il révèle les secrets les plus affreux de la maladie, les défaillances intellectuelles, la dégradation morale, les derniers abaissements de l’être humain. Edmond et Jules de Goncourt n’ont eu d’autre préoccupation que celle de leur art. Dans les misères de leur corps, ils eussent fait volontiers ce pacte avec Dieu, qu’il ne leur laissât qu’un cerveau pour créer, leurs yeux pour voir et une main avec une plume au bout. Mais ces misères mêmes, c’est à la littérature qu’ils les doivent, à cette littérature qui les