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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

chères sous une forme concrète, passionnée, dramatique. Mais, absorbé de plus en plus par ses préoccupations de réformateur social, il en vient sur le tard à se perdre dans une métaphysique déclamatoire et creuse. Au lieu de regarder la nature et de la peindre telle qu’il la voit, il incarne ses propres idées dans des types qui ne vivent pas. Il représente, non plus « l’homme individu », mais « l’homme humanité ». Combinée avec des illuminations de visionnaire, sa logique de géomètre aboutit à la conception de personnages emblématiques dont l’activité tout entière est commandée par une théorie préconçue ; il porte sur la scène, non des êtres réels, mais des entités. Dans la Femme de Claude, Claude est l’Homme, Césarine est la « Bête » ; l’Étrangère, « traitée par un critique influent d’excellent mélodrame et de détestable comédie », n’est ni une comédie ni un mélodrame, mais une sorte de poème mythique. Dumas lui-même sent bien que le théâtre ne saurait se prêter aux abstractions « qui le troublent déjà » ; s’il n’est pas rentré sous sa tente, comme il l’annonçait voilà tantôt dix ans, du moins il a réagi dans ses derniers drames contre ce goût des « incarnations totales » ; le plus récent, Francillon, laissant de côté non seulement les symboles, mais même les thèses, se borne à développer des caractères réels dans une action intéressante.

Le théâtre de Dumas a pour unique ressort l’amour. Cherchant « le point sur lequel sa faculté d’observation pouvait se porter avec le plus de fruit », c’est dans l’amour qu’il le trouva tout d’abord ; et, depuis la Dame aux camélias jusqu’à Francillon, il n’est pas une pièce de lui qui ne traite ce sujet constant de ses préoccupations. Mais l’amour, chez Dumas, n’a rien d’idéal. Physiologiste, il en fait l’analyse, et, moraliste, il en étudie les effets sociaux. Il le dépouille de toute auréole romantique. Il voit en lui un besoin, et non un sentiment. Il ne nie pas le « vrai amour », il est prêt à l’honorer comme l’égal de la vertu et du génie ; mais il le croit aussi rare que le véritable génie et que la véritable vertu. En fait, il ne l’a pas représenté. Celui qu’il