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LES PRÉCURSEURS DU XIXe SIÈCLE.

dont le secret s’était perdu depuis Ronsard. La nature fleurit et rayonne dans ses vers ; le printemps s’y égaye, les bois y frémissent, la source aux pieds d’argent y roule son flot léger et pur. Il chante les lacs de la Suisse, Thun, fils des torrents, les monts chevelus, les bois et les cités qui pendent en précipice ; il célèbre d’un ton plus doux les rivages où Senart épaissit ses ombres, les coteaux de Luciennes couronnés d’herbe et de fleurs, les routes embaumées de Versailles et son silence fertile en doux songes, en extases choisies. Avec lui reparaissent tout à coup dans notre poésie les montagnes, les rochers, les vallons mélodieux, les grottes sauvages, les prés brillants de rosée. Cette veine, si longtemps sèche et stérile, jaillit avec un nouvel éclat de sang riche et généreux. Le poète s’égare à pas lents sur le penchant des collines ; dans sa volupté pensive et muette il s’assied et regarde à ses pieds les toits et les feuillages se peindre au liquide azur du fleuve : son âme tombe en une rêverie molle et délicieuse ; il revoit ces chers fantômes dont la troupe immortelle habite sa mémoire ; il refeuillette son cœur et sa vie avec un attendrissement auquel la nature tout entière semble s’associer. Les vers se pressent alors en foule autour de lui, vers tout aussi modernes d’accent que de forme, et dont la note pénétrante sera reprise trente ans plus tard par les jeunes poètes du romantisme.

Ce qui fait d’André Chénier un précurseur, c’est qu’il restaure la poésie lyrique, dégénérée depuis plus de deux siècles soit en artificielles déclamations, soit en galants badinages. Après les froides cantates de Jean-Baptiste Rousseau, après les quatrains musqués et fardés des rimeurs à la mode, voici venir un poète vraiment ému : il renouvelle d’abord la pastorale par la sincérité du sentiment comme par la vive et naturelle fraîcheur des peintures ; il ranime l’élégie par l’ardeur d’une passion qui enflamme tout son sang, qui fait succéder les cris d’une volupté frémissante aux fades soupirs et aux langueurs affétées de la galanterie ; il rêve déjà, il ébauche une sorte d’épopée encyclopédique, non pas