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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

des lignes et des couleurs, c’est une âme qui vient chercher la sienne et s’entretenir avec elle. Elle n’admire ni ne traduit ce qui est purement sensible ; elle n’a ni crayon pour tracer les contours, ni pinceau pour reproduire les nuances et les reflets, ni gamme de sonorités inflnies pour rendre les accords. Elle considère l’univers comme un assemblage de symboles dont la forme lui est indifférente et qui n’ont d’intérêt à ses yeux que par l’idée dont ils sont les signes. Elle trouve je ne sais quel rapport entre l’azur des cieux et la fierté du cœur, entre un rayon de lune qui repose sur la montagne et le calme de la conscience ; et, vers le soir, quand, à l’extrémité du paysage, le ciel semble toucher de si près à la terre, son imagination se figure par delà l’horizon un asile de l’espérance, une patrie de l’amour, un sanctuaire de l’immorlalité. « C’est, dit-elle, cette alliance secrète de notre âme avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur » ; et elle compare le poète à ces « sorciers » dont toute la magie consiste en une intimité si étroite avec les éléments, qu’ils découvrent les sources par l’émotion nerveuse qu’elles leur causent.

Moraliste dans l’âme, Mme de Staël est, pour user de son expression favorite, un grand « esprit penseur », elle n’est point un grand écrivain. La rapide succession des pensées et des sentiments qui se pressent sous sa plume ne lui laisse pas le temps de songer à la forme dont elle les revêt, et elle n’en a pas plus le goût que le temps. Sa sensibilité est trop vive et sa conception trop prompte : chez l’artiste pur il y a nécessairement quelque paresse de l’intelligence, quelque indifférence du cœur. Elle a trop de candeur et de spontanéité : chez l’artiste pur il y a nécessairement (qu’on prenne le mot au sens étymologique) une certaine dose d’hypocrisie. Mme de Staël écrit comme elle parle et sans pouvoir mettre dans son style la vivante action de sa parole. Ses plus beaux livres n’ont pas été écrits ; c’étaient ses improvisations. Nul écrivain n’a plus fait qu’elle pour l’art, en ce sens qu’aucun n’a jamais répandu autour de lui des idées plus fécondes et plus vivifiantes. Mais ces idées, paradoxales quand elle