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MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND.

les exprimait la première, devinrent banales vingt ou trente ans plus tard. Elles ne lui appartiennent plus. Elles sont tombées dans le domaine commun, et personne n’a besoin d’ouvrir la Littérature ou l’Allemagne pour les y trouver. Suivant la profonde parole de Buffon, c’est le style qui est propre à l’homme. Or Mme de Staël n’a pas de style. Voilà pourquoi, de tout ce qu’elle laissa après elle, sa mémoire seule semble promise à la postérité. Aucun écrivain n’est plus célèbre, aucun n’est, en réalité, moins connu. On consent à l’admirer de confiance, mais qui la lit encore ? Elle a discouru la plume à la main, et des causeries écrites, si éloquentes qu’elles soient, ne feront jamais un monument. Aussi, bien supérieure à Chateaubriand pour l’étendue et la fécondité de l’esprit, elle ne vivra sans doute que par le nom.

Mme de Staël n’en a pas moins exercé sur le mouvement littéraire de notre temps une influence plus profonde et plus diversifiée que Chateaubriand lui-même. Unissant le xviiie siècle au xixe, elle a conservé du premier ce qu’il contenait de plus noble et de plus pur, elle a découvert pour le second les inspirations nouvelles où il devait puiser. Élans de l’âme vers l’infini, méditations ferventes, tendres intimités, n’est-ce pas là ce que le nouveau siècle allait exprimer, avec cette émotion religieuse dont elle avait rouvert la source ? Mais la régénération du sentiment poétique n’est qu’une partie de son œuvre. Elle a contribué plus que personne à cette émancipation de l’art qui fut le mot d’ordre de la génération suivante. Elle a fait la guerre aux préjugés littéraires avec une chaleur d’éloquence et une justesse de vues qui assuraient dès lors la victoire du romantisme. D’une intelligence trop compréhensive pour être systématique, elle a amorcé des voies dans tous les sens. Elle a mis sa gloire à tout deviner et à tout saisir, ou plutôt c’était là le rôle prédestiné de cette âme sympathique, de cet infatigable esprit. En affranchissant l’art, elle a du même coup renouvelé toute notre philosophie littéraire. Le premier de ses grands ouvrages instituait une critique