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MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND.

peint dans tous ses héros, il pose pour toutes ses créations. Lui-même se compare à ces animaux qui, « faute d’aliments extérieurs, se nourrissent de leur propre substance ». Mais il sait pourtant se détacher de lui-même et choisir pour se peindre ses plus belles et ses plus nobles attitudes. Il ne s’abandonne jamais ; jamais, chez lui, l’émotion du moment ne s’épanche en liberté ; jamais il n’improvise ses larmes. « Je pleure, dit-il, mais c’est au son de la lyre d’Orphée. »

Puisque Chateaubriand s’est complu dans le personnage de René, qui, sous ce nom ou sous d’autres, reparaît de poème en poème comme la figure caractéristique de son œuvre, comparons-le, ce type du désenchantement et de l’inanité morale, à l’Oberman de Sénancour, et voyons ce qu’était le véritable René avant que l’imagination charmeresse et l’art éblouissant d’un poète vinssent illuminer sa brume et la changer en auréole. Chateaubriand n’a point affecté sa tristesse. « Je crois, disait-il, que je me suis ennuyé dès le ventre de ma mère. » Il est « le grand inspiré de la mélancolie », celui qui ne peut pas être consolé. L’âme de René, cette âme démesurée que toute limite gêne comme un obstacle et blesse comme un affront, dont l’activité s’use sans fruit, qui meurt de ses désirs sans pouvoir, non seulement les satisfaire, mais même les préciser, c’est sans doute celle de Chateaubriand lui-même avec toutes ses misères aussi bien qu’avec toutes ses grandeurs, avec cette capacité d’infini qui restera toujours vide. Pourtant, comme sa sincérité laisse paraître l’artiste ! Comme elle se complaît à l’arrangement, à l’apprêt, à la draperie, à la recherche de l’effet pittoresque ! Oberman s’abîme dans une contemplation morne ; il ne prétend point se parer de sa douleur ; il ne montre pas avec orgueil sa blessure ; la mélancolie répand autour de lui je ne sais quelle tristesse terne et aride. René, au contraire, caresse le mal dont il gémit. Il ne peut pas, mais il ne veut pas non plus être consolé ; ou plutôt, si le malade souffre, le poète le berce en lui chantant ses souffrances avec une magnificence de paroles qui les rendent en-