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MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND.

ment. Chantre du merveilleux biblique, il sacrifie aux habitants de l’Olympe : il se confesse dans les cathédrales d’une dévotion idolâtre aux dieux du Panthéon grec. Sa poétique est chrétienne par le fond ; mais comme il voudrait faire passer dans les œuvres qu’elle inspire un reflet de la beauté païenne ! On sent qu’il a lu l’Iliade et Œdipe roi avec non moins de ferveur que la Bible. Ses maîtres sont Homère et Sophocle. Dans les Martyrs, tout ce qui touche à la mythologie hellénique est charmant de fraîcheur, de grâce animée, d’aimable et vif coloris ; tout ce qui relève du merveilleux chrétien est embarrassé, lourd, froid, pénible, en même temps laborieux et enfantin. Dans l’Itinéraire, son paganisme natif le reprend dès qu’il aborde aux côtes de la Grèce. L’exaltation qu’il manifeste devant les souvenirs les plus précieux et les plus sacrés de l’antiquité chrétienne est parfois celle d’un homme qui se monte à plaisir et dont la tête seule est prise. En Grèce, au contraire, l’ivresse n’a rien de factice : le cœur et l’imagination sont également en fête. Point de tirades contraintes et de froides déclamations. Ce n’est pas ici l’enthousiasme qui se rendrait suspect, ce seraient plutôt les restrictions par lesquelles il veut après coup se le faire pardonner. Il est parti avec le bâton du pèlerin, et, dans ses doigts, ce bâton s’est changé en thyrse.

Amoureux des belles formes et des harmonieux contours, Chateaubriand est le maître de toute notre école pittoresque moderne. Sans doute, d’autres l’avaient précédé : Buffon, Rousseau, Bernardin. Mais la majesté de Buffon ne va pas sans quelque froideur ; Rousseau, non moins ample que Buffon, plus riche et plus gracieux, est encore un peu simple et uni dans ses descriptions de la nature ; il lui manque ce que Sainte-Beuve appelle le reflet et le velouté. Quant à Bernardin, lui-même disait (et qu’importe si ce n’était pas sans quelque ironie ?) : « Je n’ai qu’un petit pinceau, M. de Chateaubriand a une brosse ». Nous trouvons dans Chateaubriand la majesté de Buffon sans sa froideur, l’amplitude et la richesse de Jean-Jacques