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MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND.

tulé Nuit chez les Sauvages de l’Amérique : en reprenant cette description dans le Génie du christianisme, il ne manque pas d’inviter le lecteur à comparer les deux morceaux « pour voir ce que le goût lui a fait changer ou retrancher dans son second travail ». Une note des Martyrs nous avertit que le chant de Gymodocée dans la prison est le plus soigné de tout le poème, « qu’il ne s’y rencontre qu’un seul hiatus », et que cet hiatus « glisse facilement sur l’oreille ». Sans doute, l’écrivain lui-même, dans Chateaubriand, a ses défauts : trop d’effets, du creux, quelque chose de factice et de théâtral. Mais ces défauts sont encore plus ceux de la pensée que ceux du style. Ils tiennent d’ordinaire à ce qu’il y a de disproportionné entre le fond et la forme. C’est l’idée qui n’est pas assez forte pour supporter l’expression.

« Je me suis rencontré, dit Chateaubriand, entre deux siècles, au confluent de deux fleuves : j’ai plongé dans leurs eaux troubles, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. » C’était trop peu dire. Il aborda cette rive, il l’explora, il y guida ces nouvelles générations qui ne tardèrent pas à le suivre. L’histoire littéraire du xixe siècle dérive de deux grandes sources : Mme de Staël et Chateaubriand. À l’une le monde des idées, à l’autre celui des images. Langue, poésie, roman, histoire. Chateaubriand a renouvelé l’art tout entier dans sa forme extérieure, il l’a pour toujours marqué de son empreinte. Sa gloire remplit la première moitié du siècle et se prolonge avec son influence jusque dans la seconde moitié. Alfred de Vigny et Victor Hugo descendent directement de lui. Lamartine lui-même, génie d’une tout autre famille, l’a pourtant célébré comme le maître de sa génération. Plus tard, Gustave Flaubert, Leconte de Lisle, les dévots de l’art, les sculpteurs et les ciseleurs de la phrase, se rattacheront encore à lui et seront de sa lignée. Pendant cinquante années, le nom de Chateaubriand est resté le plus grand et le plus respecté parmi tant d’illustres poètes