Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

rien, dans les conditions du genre, ne la rappelait à la nature. Des maîtres du xviie siècle, les poètes de l’Empire n’ont hérité que leur système et leur appareil théâtral. Faut-il nommer les faux classiques de cette époque ? Il n’en est pas un qui ait sa physionomie distincte ; toutes leurs pièces sont coulées dans le même moule. Ils substituent partout le récit au drame et réduisent le théâtre à des descriptions et à des discours : à mesure que la pièce s’est jouée à la cantonade, les acteurs renseignent obligeamment le public. On achète en entrant, non pas le droit d’assister à une action dramatique, mais celui d’apprendre par de graves et nobles tirades comment elle s’est déroulée au delà des coulisses qui la cachent. Par respect pour l’unité de lieu, Lebrun ose à peine, dans sa Marie Stuart, transporter la scène d’une salle à l’autre de Fotheringay ; par respect pour l’unité de temps, Raynouard accuse, juge, condamne et exécute les Templiers en vingt-quatre heures. Enfermés dans un cadre étroit qui leur interdit toute liberté de mouvement, les personnages ne trouvent ni le temps ni la place de se développer. Ils n’ont point de caractère, ou ce caractère est si général que les tragédies les plus diverses peuvent se le passer les unes aux autres sans y changer que le nom. Ils sont de tous les temps, c’est-à-dire qu’ils ne sont d’aucun temps particulier ; ils sont de tous les pays, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de nationalité propre. Le Ninus II de Brifaut avait d’abord paru sous le costume d’un prince espagnol ; il devint sans effort roi d’Assyrie, et ne fut jamais, sous ces deux formes, qu’un type de convention, une pure entité métaphysique dont aucun trait individuel ne détermine la physionomie, un monarque du pays d’abstraction fait pour s’asseoir avec dignité sur un trône quelconque, et qui, en vrai roi qu’il est, ne se sent déplacé nulle part. La tragédie, condamnée par les nécessités mêmes de sa poétique à chercher des sujets hors de l’observation contemporaine, est incapable de se renouveler par l’étude sérieuse du milieu historique et de la couleur locale.