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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

ne s’ingéniait, chaque fois qu’on les reprend, à les relever par quelques tours de force nouveaux ; — c’est le chameau, le tigre, le chien, c’est un échiquier, un trictrac, un damier ; ce sont surtout les objets les plus bas, qu’un art délicat sait ennoblir sans même les nommer. Delille avait en portefeuille tout un assortiment de ces morceaux, et il les casait de son mieux dans un cadre de convention. Tout ce qui pouvait se décrire relevant de son domaine, il était sûr qu’aucun ne lui resterait pour compte. Il ne visait à rien de moins qu’à versifier l’univers. Une sorte d’encyclopédie rimée couronna dignement sa carrière : après les Trois Règnes il ne lui restait plus qu’à mourir, et il pouvait mourir en paix.

Entré tout vivant dans l’apothéose, il fut le père d’une nombreuse lignée de poètes qui eurent sous l’Empire leur saison de vogue et même de gloire : Esménard chante la navigation, Gudin l’astronomie, Ricard la sphère, Aimé Martin la physique, la chimie et l’histoire naturelle. N’oublions pas les grammaires et les arithmétiques que certains philanthropes riment au bénéfice des jeunes écoliers. La source d’inspiration étant désormais tarie, tout thème devient bon à mettre en vers. Le plus grand poète, c’est le plus habile à jongler avec la rime, à dérober par l’adresse de l’exécution l’incurable inanité d’une poésie morte en esprit, perdue dans d’épineuses vétilles, et d’où s’est retirée toute vie, tout sentiment, toute humanité.

Fondée par la Renaissance, l’école classique s’était maintenue pendant près de trois cents ans. Au xvie siècle elle ne sut pas encore dégager d’une imitation superstitieuse l’originalité propre du caractère national ; de là ce qu’il y avait d’artificiel en ses œuvres, dont elle empruntait aux Grecs et aux Romains, non seulement le cadre, mais aussi l’inspiration. Au xviie siècle, la religion de l’antiquité est tempérée par une conscience plus intime et plus profonde du génie français ; le respect légitime des traditions gréco-romaines s’accorde avec un juste sentiment de l’indépendance nécessaire à la fécondité de l’esprit. Une harmonie étroite s’est établie entre les doctrines littéraires et l’état