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LE ROMANTISME.

de toutes les ruines qu’une effroyable révolution a accumulées sur le sol, une poésie amère et gémissante où se réfléchissent l’épuisement de la lutte, la lassitude de l’attente, l’affaissement des volontés, le découragement de l’espérance elle-même. Cette poésie s’incarne d’abord en René, dont la figure solitaire se dresse au seuil du siècle. Le mal de René, c’est la misère irrémédiable d’une âme qui s’agite dans le vide, soit qu’elle aspire à sortir et à s’échapper d’elle-même, soit qu’elle veuille, au contraire, absorber en elle l’univers tout entier. Ce mal, on l’a appelé le mal du siècle. Nous le retrouvons partout et sous toutes les formes, dans Oberman qui s’abîme au sein d’une contemplation morne, dans Adolphe dont l’expérience amère et contristée flétrit rien qu’en y touchant les fleurs de la vie, dans tous ces héros romantiques, longue procession de fantômes inconsolés qui se tourmentent à plaisir, qui se complaisent dans leur supplice et enfoncent de leur propre main l’aiguillon que le monde leur a mis au cœur. Lamartine est naturellement optimiste : que de fois pourtant il s’est tristement assis « aux bords déserts des lacs mélancoliques » ! Que de pages sombres dans ses méditations, que de cris d’angoisse dans ses recueillements, et, dans ses harmonies, que de dissonances ! Alfred de Vigny s’isole des hommes pour chanter sa propre douleur, et distille lentement ce poison amer dont chaque goutte semble de loin une perle brillante. Musset n’est un grand poète que sous le coup d’une grande douleur, lorsque, serrant sa blessure, il y sent saigner un invincible amour ; ses plus beaux chants sont les plus désespérés, ceux que les anges de souffrance ont, avec leur glaive, gravés dans son faible cœur. Victor Hugo, le plus sain et le plus robuste de tous, a dit, lui aussi, la vanité des projets et des espérances, ce qu’il y a de tristesse et d’ironie dans le bonheur, cette infinité de choses douloureuses dont se composent nos années ; il effeuille page à page la fleur rapide de la jeunesse ; il laisse jaillir d’elle-même l’eau profonde et triste que la vie en filtrant goutte à goutte les événements et les souffrances,