Page:Pellissier - Voltaire philosophe, 1908.djvu/191

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
176
VOLTAIRE PHILOSOPHE

plus dangereux pour la liberté de l’esprit humain. Et, d’ailleurs, sait-on si la doctrine qui semble maintenant devoir être funeste en ses premiers effets ne sera pas plus tard bienfaisante ? Sait-on si, contraire à notre morale d’aujourd’hui, elle ne s’accordera pas demain avec une morale supérieure ? La morale ne doit point juger la science. Quand la science contredit la morale, la morale de notre temps, ceux qui l’accusent d’immoralité oublient que les idées sur lesquelles repose la civilisation contemporaine ont été pour la plupart révolutionnaires avant de devenir conservatrices.

Pourtant ne blâmons pas trop Voltaire. Car, lorsqu’il allègue ainsi l’intérêt du genre humain, ce n’est pas à propos de vérités scientifiques ; c’est à propos de problèmes qu’aucun philosophe n’a résolus et que lui-même tient pour insolubles[1]. « J’ai examiné sincèrement et avec toute l’attention dont je suis capable, dit-il dans sa lettre à Frédéric d’octobre 1737, si je peux avoir quelque notion de l’âme humaine, et j’ai vu que le fruit de toutes mes recherches est l’ignorance… Mon principal but, après avoir tâtonné autour de cette âme pour deviner son espèce, est de tâcher au moins de la régler. C’est le ressort de notre horloge. Toutes les belles idées de Descartes sur l’élasticité ne m’apprennent point la nature de ce ressort. J’ignore la cause de l’élasticité ; cependant je monte ma pendule, et elle va tant bien que mal. » En des matières livrées à l’incertitude, rien d’étonnant que le zèle de Voltaire pour l’institution sociale ait déterminé son acquiescement aux croyances qu’elle lui paraissait exiger.

  1. Cf. p. 6 sqq.