Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/157

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

65

Prends garde d’avoir pour « les hommes indignes de ce nom » les sentiments que « les hommes » ont pour « les hommes »[1].

66

D’où savons-nous que Télaugès[2] ne valût pas [moralement][3] mieux que Socrate ? Il ne suffit pas, en effet, que Socrate ait eu une mort plus glorieuse, qu’il fût plus habile à discuter avec les sophistes, plus courageux à supporter le froid pendant la nuit, qu’invité à conduire en prison le Salaminien[4], il ait généreusement refusé d’obéir, ni enfin qu’il marchât la tête haute dans les rues[5]. C’est à cela surtout que l’on peut faire

  1. [C’est-à-dire : « Prends garde de traiter ceux que tu juges indignes du nom d’hommes comme des hommes qui ne s’en jugent pas indignes traitent d’autres hommes qu’ils n’en jugent pas indignes. » Ou encore : « L’homme ne traite pas l’homme comme son semblable ; tâche de voir ton semblable même en celui qui se met hors de l’humanité. » La pensée VII, 70, aide à comprendre celle-ci. À la vérité, nous avons dû non seulement traduire, mais interpréter le texte, qui eût été beaucoup plus clair si, au lieu de τοὺς ἀνθρώπους, τοὺς ἀπανθρώπους et οί ἄνθρωποι, Marc-Aurèle avait écrit τοὺς λεγομένους ἀπανθρώπους ou ἀνθρώπους et οί λεγόμενοι ἄνθρωποι. Mais ces participes λεγομένους et λεγόμενοι ne peuvent-ils pas être suppléés par le ton dont on prononce, ou par les guillemets dont on entoure, ou par l’écriture dont on écrit les noms devant lesquels on les supprime ? N’oublions pas, enfin, que Marc-Aurèle, se parlant à lui-même, ne rédige pas toujours ce qu’il écrit.

    Il ne semble donc pas qu’il y ait lieu ici de modifier le texte. Gataker, au lieu d’οί ἄνθρωποι, avait lu οί ἀπάνθρωποι (traduction : « ne traite pas les inhumains comme ceux-ci traitent les hommes »), ce qui donne, il faut l’avouer, une pensée parfaitement claire. M. Polak (Hermès, XXI, p. 331) regrette que M. Stich ait négligé cette conjecture « élégante ». M. Stich, peut-être trop docile, l’a introduite dans le texte de sa seconde édition. — C’est celui de la première qui est traduit ci-dessus.

    J’ai ajouté les guillemets qui manquaient à la version de M. Couat.]

  2. [Philosophe peu connu, dont Eschine le Socratique avait donné le nom à un de ses dialogues.]
  3. [J’ajoute cet adverbe pour traduire τὴν διάθεσις. Littéralement : « par la disposition, » c’est-à-dire « par la disposition morale », ou (supra, p. 92, note 2) « par la vertu ». La façon même dont nous entendons (voir trois notes plus bas) la phrase la moins certaine de la présente pensée implique la nécessité de ce mot.]
  4. [L’histoire de Léon de Salamine, que les Trente voulaient faire arrêter par Socrate, est racontée dans l’Apologie.]
  5. [Marc-Aurèle reprend ici l’expression même d’Aristophane. « Nous t’aimons, disent les Nuées à Socrate, parce que tu vas dans les rues la tête haute, le regard assuré, les pieds nus… »

    ὄτι βρενθύει τ´ ἐν ταῖσις ὁδοῖς καὶ τὠφθαλμὼ παραϐάλλεις
    κἀνυπόδητος κτλ.(Nuées, 362.)

    Il est possible que ce maintien en ait imposé à la foule ; que ce qui, pour Aristophane, était motif de raillerie, ait été, pour d’autres, motif de respectueux étonnement ; que, d’ailleurs, Socrate n’ait point affecté cette allure. Au fond (voir la note suivante), il n’en valait ni plus ni moins.]