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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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La raison et l’art de raisonner sont des puissances qui se suffisent à elles-mêmes et qui suffisent aux actions qui les concernent. Elles partent du principe qui leur est propre et marchent vers la fin qu’elles se sont proposée. Aussi appelle-t-on ces actions « actions droites »[1], pour indiquer qu’elles suivent la ligne droite.

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Il ne faut considérer comme humaine aucune des choses qui n’appartiennent pas à l’homme en tant qu’homme. Ce ne sont pas là des choses que l’on puisse réclamer de l’homme ;

    Saint-Hilaire affirme comme une vérité ou un dogme ce que Marc-Aurèle n’ose ici avancer que comme une hypothèse. Je sais bien qu’en d’autres passages l’auteur des Pensées n’a pas hésité. À la fin de la 3e de ce même livre, les mêmes expressions se retrouvent (τὸν λόγον… κατὰ περιόδους τεταγμένας οἰκονομοῦντα τὸ πᾶν), et ce n’est pas dans une proposition conditionnelle. Au début du livre XI (XI, 1), où Marc-Aurèle, d’un mot, précise cette doctrine, — la renaissance (περιοδικὴ παλιγγενεσία) de l’univers en impliquant la conflagration (ἐκπύρωσις), nous reconnaissons les périodes dont il nous parle, et que d’autres Stoïciens ont appelées « grandes années ». — On pourrait encore mentionner ici les passages où Marc-Aurèle rappelle et célèbre la philosophie d’Héraclite (surtout III, 3, et VIII, 3). Mais voici, dans un autre texte (X, 7), que l’ἐκπύρωσις et la grande année ne sont plus qu’une hypothèse, qui en vaut une autre, mais ne vaut pas plus : εἴτε κατὰ περίοδον ἐκπυρουμένου [τοῦ ὄλου], εἴτε ἀϊδίοις ἀμοιϐαῖς ἀνανεουμένου. — Tout compte fait, il est vraisemblable que Marc-Aurèle ne donnait à cette doctrine qu’une confiance limitée, parce que la question même lui paraissait d’importance secondaire. Nous l’avons vu de même (IV, 21, et autres textes cités dans la dernière note) se désintéresser du problème de l’immortalité.

    On sait d’ailleurs (Zeller, III3, p. 156 et 202) que, sur ces deux questions au moins, les Stoïciens, dès la seconde ou la troisième génération, ne s’entendaient plus. Ici, sans doute, c’est surtout par déférence envers les maîtres d’autrefois que Marc-Aurèle accorde avec sa propre pensée une doctrine à laquelle il ne tient guère. Il oublie de nous indiquer les conditions de cet accord : s’il est vrai qu’à chaque renaissance du monde ce soit la même histoire qui recommence, à tel point que Socrate doive revenir pour se faire accuser par Anytus et Mélitus (Zeller, p. 155, note 1), le nombre des transformations que subiront les parties de mon être sera infini, mais ce seront — au bout d’un très long délai — encore et encore les mêmes. Tout passe, mais tout reviendra. Évidemment Marc-Aurèle pouvait souscrire à cette thèse ; en général, il lui paraît plus simple de dire : tout se ressemble, et « un homme de quarante ans a vu tout ce qui fut et tout ce qui sera » (XI, 1).]

  1. [Var. : « catorthoses. » — C’est le mot grec conservé en français. Κατόρθωσις ne se rencontre qu’en cet endroit des Pensées : j’ai dit (supra III, 12, en note) que le mot voisin κατόρθωμα n’y paraît pas, bien qu’il y soit à peu près défini. En distinguant, au cours de la dernière note à la pensée III, 16, κατόρθωμα de καθῆκον, nous avons vu qu’on pouvait entendre par le premier de ces mots le devoir accompli jusqu’au bout par un agent conscient, et jusqu’au bout en conformité avec la raison droite (κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον). La « catorthose » est un acte de devoir ainsi accompli. Les Romains traduisent κατόρθωμα par rectum et κατόρθωσις par recte factum. — La métaphore du « plus court chemin » ou de la « ligne droite » nous est connue : cf. supra IV, 18, et IV, 51.]