Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/144

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manœuvre des marins du XIIe siècle et la construction de leurs bateaux ; la composition d’une riche cargaison de marchandises orientales ; le train des chasses royales, l’organisation des monastères ; nous entendons les discours des princes ; des chevaliers, des moines, des petites gens ; nous assistons à la conversation quotidienne de nos aïeux d’il y a sept siècles dans ce qu’elle avait de plus libre et de plus naturel. » Ce n’est pas seulement la peinture des mœurs qui est curieuse dans les vies des saints rimées ; la censure des ridicules et des vices y occupe une grande place, presque autant que chez les sermonnaires ; la Vie de sainte Léocadie, par Gautier de Coinci (écrite vers 1220), est en maint passage une véritable satire du siècle.

Le même genre d’intérêt ne peut se rencontrer, au moins au même degré, dans les vies de saints entièrement étrangers à notre pays et à notre histoire ; tels sont les saints orientaux, dont la merveilleuse histoire, à peu près inconnue en Occident jusqu’au Xe siècle, y fut apportée vers ce temps, et, malgré son étrangeté, passionna les imaginations. Tel ce Saint Alexis dont la vie, écrite au milieu du XIe siècle, est incontestablement le plus ancien texte écrit dans une langue romane, qui ait un réel mérite, poétique et littéraire. Telles sont les vies de sainte Catherine, sainte Euphrosyne ; saint Eustache ; saint Georges ; saint Grégoire ; saint Jean Bouche d’Or ; saint Josaphat ; sainte Marguerite ; sainte Marie l’Égyptienne, sainte Thaïs ; la légende des Sept Dormants.

Toutefois il ne faudrait pas croire que les vies des saints orientaux ne nous apprennent rien sur notre propre histoire. D’abord c’est la loi commune à toutes les littératures naïves, qu’elles sont incapables de peindre et même de se figurer une civilisation entièrement différente de celle du pays et du temps où vivent les auteurs ; en racontant une action qui se passe en Orient, ils y mêlent ainsi force traits qu’ils puisent autour d’eux. Mais quelle littérature est entièrement exempte de ce défaut (si c’est un défaut) ? Dans la Légende des siècles, combien y a-t-il de vers que le XIXe siècle seul a pu penser, et inspirer à Victor Hugo ! En outre nos auteurs ne s’abstiennent nullement, on l’a vu, de libres réflexions, faites à tout propos, sur les mœurs de leur temps. Ainsi l’auteur de la Vie de sainte Thaïs (pénitente