Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/150

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

verges sur son dos nu, devant la tombe de celui qu’il avait laissé tuer. Plusieurs de ceux qui virent passer ce jour-là le roi humilié, avaient peut-être entendu la veille Garnier réciter au même lieu ses vers, tout brûlants d’imprécations contre le persécuteur.

Il ne faut pas en effet demander à Garnier qu’il juge les deux adversaires avec l’équité d’un véritable historien. Défenseur acharné lui-même des privilèges ecclésiastiques, il voit dans Thomas Becket un martyr de la justice et du droit ; et son poème, d’un bout à l’autre, peut s’appeler une apologie du héros qu’il a choisi et qu’il admire passionnément. Mais cette apologie n’a rien de la fadeur ordinaire au genre ; c’est un récit très animé, d’allure tout historique, où l’auteur ne dissimule aucun des faits que d’autres pourraient juger moins favorablement. Il ne pallie ou n’adoucit rien dans la vie de son personnage ; il étale franchement les parties tout humaines, violentes et obstinées, de son caractère. Il l’admire tel qu’il fut ; mais le montre aussi tel qu’il fut ; et, par cette sincérité[1], jointe à la sûreté de son information, le récit, quoique ardemment partial, demeure un document historique de premier ordre. Il est même piquant d’observer que des historiens modernes, comme Augustin Thierry, ont recueilli, sur Thomas Becket, des légendes assez fabuleuses (telles que sa naissance, demi-saxonne, demi-sarrasine) que Garnier de Pont-Sainte-Maxence a ignorées ou rejetées.

La plupart des ouvrages, au moyen âge, pèchent par la composition, lâche et décousue ; par le style trop peu personnel. Un petit nombre, dont est celui-ci, font exception. Le poème ne renferme pas moins de six mille vers ; et, sauf quelques longueurs, çà et là des détails insignifiants, et un certain abus des réflexions morales et religieuses, il s’avance, en général, d’une marche aisée, naturelle et vive ; il suit l’ordre des temps, mais sans servilité ; en rapprochant les faits qui se lient, et en disposant les tableaux dans le meilleur jour, pour les faire bien ressortir. Tous les personnages sont vivants, non seulement le héros, mais le roi, ses serviteurs, le clergé, jusqu’aux moindres acteurs. Les dialogues, fort nombreux, ont une vérité qui les rend presque dramatiques.

  1. Lui-même a dit : « N’istrai de verité, por perdre o por morir. »