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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/156

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un peu fades, j’en conviens ; et les sentiments, trop bizarres, auraient quelquefois peine à nous intéresser. Mais d’autres passages sont exquis, et recèlent la plus fine et la plus pure poésie du moyen âge. Enfin nous n’avons pas de témoignage plus naïf de l’état du sentiment religieux dans les âmes simples au XIIe et au XIIIe siècle. Tout ne nous y plaît pas, mais la valeur de ce document historique est indéniable.

S’il fallait ramener tous ces petits poèmes à une idée fondamentale, à un sentiment commun qui semble, plus ou moins, les avoir inspirés tous, je dirais qu’au fond de tous ces contes pieux on trouve l’idée très établie, le sentiment très enraciné, de la faiblesse humaine : l’homme est une créature très chétive et très impuissante, incapable de tout bien si Dieu ne l’assiste, et ne soutient sa volonté chancelante.

En d’autres temps, l’homme s’est cru très fort, et s’est montré très fier de sa force. Cette philosophie orgueilleuse n’est pas celle du moyen âge. L’homme y est très humble, et la première vertu que la religion lui enseigne et qu’elle commande avant toutes les autres, c’est l’humilité.

Sans doute au moyen âge, comme à toute autre époque, il y

    comme plusieurs bonnes gens aloyent une fois en pelerinaige au mont Saint Michiel, qui siet en Normandie, ou péril de la mer, hault sur une roche ; entre les autres estoit une femme moult enchainte. Or advint quand ils approucherent du mont Saint Michiel, que la mer commencha a retourner, si comme elle a coustume de faire deux foiz jour et nuit. Elle venoit, bruiant comme tempeste ; quant ceulx la veirent venir, chascun, se mist a la fuite pour soy saulver : mais ceste povre femme enchainte fut tant pesante que haster ne se povoit. Elle se print très fort à crier de la grant horreur qu’elle avoit, si que c’estoit pitié a l’ouyr. Mais toutesvoyes chascun des aultres ne entendi lors, sinon a soy saulver. Quant la povre femme se veit en tel dangier et péril, et qu’en son fait n’avoit nul remede humain, car chascun l’avoit illecques habandonnée, elle se retourna a requerre l’ayde de Dieu, de la glorieuse vierge Marie et de Monseigneur Saint Michiel duquel elle estoit pelerine. Tous ceulx de sa compaignie, quant ils furent hors du peril se prinrent aussi a prier pour elle, que Dieu la voulsist saulver ; et par especial ilz la recommanderent de toute leur affection à la glorieuse vierge Marie. Quant la mer fut venue, et qu’ils cuidoient tousjours veoir celle femme noyer et estre emportée des ondes de la mer, lors ilz veirent tous visiblement la vierge Marie descendre du ciel droit dessus celle femme et qu’elle la couvrit de l’une de ses manches. Puis veirent qu’elle la deffendoit contre les ondes de la mer. Tellement la deffendit que onques goutte d’eaue ne toucha aux vestemens de la femme ; et que plus, elle enfanta illec ung beau filz, et demeura toute saine et saulve en celle meisme place jusques a ce que la mer fut toute retraitte. Quant la mer fut retraitte, elle print son petit filz entre ses bras et le porta jusques en l’église de Saint Michiel. Tous ceulx qui ce veirent et qui en ouyrent parler, en eurent grant merveille, Dieu en loerent et la vierge Marie. Ceulx de l’eglise, pour l’honneur du beau miracle, en sonnerent leurs cloches, et en firent grant feste et grant solempnité. » (T. II, ms. 9199, fol. 37, verso.)