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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/157

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a des orgueilleux, des violents, des ambitieux : il y a des conquérants insatiables et des vainqueurs arrogants. Mais s’ils croient à la force de leur épée, ils doutent de leur force morale. Un stoïcien disait : « Que Jupiter me donne la vie, la richesse ; pour la justice, je me la donnerai à moi-même.[1] » Un chrétien au moyen âge est persuadé que c’est surtout la vertu qu’il faut que Dieu nous donne.

L’humilité chrétienne étant ainsi le sentiment fondamental qui a inspiré presque toutes nos légendes pieuses, elle s’y est exprimée de plusieurs façons, qu’on peut ramener pour la plupart à ces trois chefs : l’exaltation des simples ; la justification des innocents ; le pardon des pécheurs. Les simples sont glorifiés ; les innocents sont vengés ; les pécheurs sont sauvés. De toutes façons, l’humilité triomphe.

Les simples sont glorifiés. C’est la pensée qui est au fond d’un très grand nombre de récits pieux. Voici le pauvre clerc[2], qui, faute de mémoire, ou d’intelligence, n’a jamais rien pu retenir de l’office que cinq psaumes, qu’il sait par cœur et récite, un peu machinalement, mais du fond du cœur. Il meurt, et quand on vient pour l’ensevelir, on trouve cinq roses dans sa bouche, « fraîches, vermeilles et feuillues, comme si l’on venait de les cueillir ». Un prêtre très pieux[3] mais très borné, ne sachant pas lire son bréviaire, célébrait tous les jours la messe de Notre-Dame qu’il savait de mémoire, mais il n’en savait pas d’autre. Son évêque, indigné, interdit cet ignorant. La nuit suivante, Notre-Dame se présente au prélat, et le somme de rétablir son serviteur ; car la piété vaut mieux que la science.

N’est-ce pas ce même dessein d’humilier l’orgueil humain qui a fait, au moyen âge, le succès du conte de l’Ange et l’Ermite (inséré tardivement dans la Vie des Pères). Un ange, caché sous les traits d’un jeune homme, accomplit plusieurs actions, très sages selon la pensée divine, mais qui semblent très insensées à la courte sagesse humaine. Ainsi nous apprenons à nous fier à la Providence et à croire que tout est pour le mieux dans le

  1. Horace, Ep., I, XVIII, 112.
  2. Gautier de Coinci, éd. Poquet, col. 359.
  3. Gautier de Coinci, dans Bartsch, Langue et Littérature françaises, col. 363.