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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/164

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racheter, c’est Jésus-Christ. Mais les mérites surabondants du Christ, et bien moins encore ceux des saints qui lui font cortège ne sauraient suffire à sauver un pécheur, s’il n’y ajoute lui-même quelque chose ; au moins ces trois deniers qui s’appellent : la bonne volonté.

Plus belle encore et plus poétique est la légende du Chevalier au barillet[1], le chevalier au petit tonneau. Ayant commis bien des crimes, il s’en confesse un jour à un saint ermite, plus par dérision que par repentir, car il ne se repent pas. Il ne confesse pas ses péchés, il s’en vante. L’ermite veut lui imposer diverses pénitences ; il les repousse en le raillant. « Au moins, dit l’ermite, acceptez d’aller remplir ce barillet au ruisseau voisin. » Le chevalier accepte en riant cette pénitence facile ; il plonge le petit tonneau dans l’eau ; le tonneau reste vide. Il s’obstine ; même insuccès. Il va plus loin, il cherche un autre ruisseau ; le tonneau reste vide. Un an s’écoule ; il parcourt le monde ; il plonge le tonneau dans tous les fleuves, dans toutes les sources ; il s’obstine, il s’entête par point d’honneur et par colère, non par repentir, car il ne se repent pas encore. Au bout d’un an, il revient vers l’ermite, et lui conte sa défaite. L’ermite qui lit en son cœur, et voit l’orgueil encore indompté, s’agenouille et prie ardemment pour ce pécheur endurci. Le chevalier se sent touché enfin ; son cœur se fond, ses yeux se mouillent, une larme est tombée dans le barillet, une larme de repentir. Ô merveille ! le tonneau est aussitôt rempli.

Certes voilà une poésie très belle, très originale au service d’une morale très pure. Il faut donc distinguer dans cette multitude de récits, et ne pas les confondre tous dans une réprobation qui serait l’injustice même.

Allons plus loin ! Osons dire que si, au lieu d’examiner un à un, avec une sévérité pointilleuse, des récits dont le détail choque et contrarie si souvent nos idées actuelles, nous les envisageons dans leur ensemble et essayons de dégager l’impression générale que nous laisse l’étude du genre, notre jugement sera beaucoup moins défavorable. Ce qui domine tout, en effet, c’est la grande pitié dont cette poésie est imprégnée. Par

  1. Hist. litt., XXIII, 166. Publiée par Méon, I, 208-242.