Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/163

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la plus pure des religions une idée aussi contraire à sa pureté qu’à sa grandeur ? »

Mais un tel jugement serait trop sévère si on l’appliquait sans distinction ni réserve à tous les contes pieux qui mettent en scène un pécheur justifié. Il en est vraiment de fort beaux et dont la doctrine est à la fois raisonnable et consolante. Telle est la légende de Théophile, ce prêtre ambitieux, qui vendit son âme au diable pour recouvrer une charge perdue ; se repentit amèrement de sa faute, et, par sa pénitence, mérita et obtint le pardon de la miséricorde divine. Notre-Dame, touchée de ses larmes, lui fit rendre la charte fatale qu’il avait signée à Satan. Cette dramatique histoire écrite d’abord en grec (Théophile vivait en Cilicie au VIe siècle), traduite ensuite en latin, fut vingt fois traitée en langue vulgaire, en prose, en vers, au moyen âge. Gautier de Coinci en tira un long récit rimé (en 2073 vers de huit syllabes), Rutebeuf un miracle dramatique ; Vincent de Beauvais, saint Bernard, saint Bonaventure, Albert le Grand, vingt autres auteurs font allusion à cette légende. Elle était en outre figurée dans un grand nombre d’églises par le bas-relief ou par le vitrail.

Mais le pouvoir de la pénitence a inspiré d’autres récits, moins fameux, et peut-être plus touchants ; celui-ci, par exemple, qui a le tort d’être faiblement conté[1], mais l’idée au moins est belle ; à dire vrai, le poète qui l’a rimé n’en est probablement pas l’inventeur :

Un grand roi suivi de sa cour vient à passer par un lieu où il voit une foule assemblée ; il s’informe. Il apprend que c’est un voleur qu’on va pendre. Le roi, saisi de pitié, veut racheter ce misérable ; le juge exige cent marcs d’argent. Le roi vide sa bourse et celle de tous ses courtisans ; il ne peut réunir la somme ; il ne s’en faut que de trois deniers ; mais le juge est inexorable. La sentence va s’exécuter, quand quelqu’un s’avise de chercher dans les poches du condamné ; il y trouve justement trois deniers oubliés ; la somme est parfaite, et le pécheur est sauvé. Saisissante parabole dont chacun aisément comprenait le sens. Ce condamné, c’est l’humanité : le roi qui veut le

  1. Voir Hist. litt., XXIII, 130.