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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/172

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point de vue, l’Iliade avec l’Énéide. Ce sont là, à coup sûr, deux des plus éclatants chefs-d’œuvre de la poésie humaine ; mais quel abîme les sépare ! Le poème immortel d’Homère, en dépit de tous les arrangements qu’il a pu subir, nous apparaît comme l’œuvre d’un primitif, ou même d’un candide qui croit à ses dieux au point de les créer. L’Énéide est, au contraire, le produit longuement élaboré d’une civilisation raffinée et qui peut déjà passer pour corrompue. Virgile écrivait ses incomparables vers au sortir de quelque entretien avec un épicurien et un sceptique comme Horace. Il faisait de ses dieux un portrait achevé, mais il n’y croyait pas. L’Énéide est en réalité une épopée artificielle tout comme la Franciade de Ronsard et la Henriade de Voltaire auxquelles je ne m’aviserais pas, d’ailleurs, de la comparer autrement. Mais rien n’est plus vrai, plus sincère, plus naturel que l’Iliade et les plus anciennes de nos Chansons de geste.

Il n’est plus permis de se tromper aujourd’hui sur la nature exacte de ces poèmes véritablement primitifs. On n’y trouve aucune de ces qualités « modernes » que nous exigeons aujourd’hui du plus humble des historiens. Nulle critique : le mot est aussi inconnu que la chose. Ces poètes sont de grands enfants qui racontent à d’autres enfants de belles histoires auxquelles ils ajoutent fort gravement autant de foi que leurs plus crédules auditeurs. « L’Épopée (c’est encore Kurth qui l’observe) cesse virtuellement d’exister le jour où elle cesse d’être prise pour de l’histoire. » On a dit aussi qu’Homère « regardait plus qu’il ne réfléchissait » et « qu’il était le poète de la constatation ». C’est encore là une qualité enfantine et qu’on ne retrouve jamais chez les auteurs des épopées artificielles. Les poèmes homériques sont surtout guerriers, comme aussi nos vieilles chansons : la douleur et la mort y occupent une large place, la force physique y est en gloire, le comique n’y apparaît que rarement, et il est lourd. La religion les pénètre. Les dieux qui n’ont point d’athées s’y promènent familièrement avec les hommes. Les dieux chez Homère ; Dieu et les Saints chez nous. Mais ce qui domine et échauffe toute cette poésie des âges simples, c’est l’esprit national. Pour qu’une épopée puisse être, il faut un peuple adulte, un peuple formé, un peuple qui ait conscience de lui-même et qui meure volontiers pour sa défense ou