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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/173

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pour sa gloire. Tout est national dans ces poèmes, même le style.

À cette épopée des âges naïfs il fallait une base, et tous les romanistes sont d’accord pour reconnaître qu’il ne saurait être ici question que de faits réels, d’événements profondément historiques : une invasion, une guerre, une défaite, des représailles, la mort enfin de quelque héros où s’est incarné tout un peuple. Mais voici où commence le désaccord des érudits. Ces faits réels, base incontestable de l’épopée primitive, comment sont-ils parvenus à la connaissance des plus anciens auteurs de cette épopée ? Les uns affirment que c’est par la simple tradition orale ; les autres observent avec raison « qu’il n’y a pas de tradition historique orale » et que les événements les plus importants s’oublieraient en une ou deux générations, s’ils n’étaient pas conservés en des récits écrits ou chantés. Entre le fait épique et l’épopée à laquelle il donnera lieu, il faut donc, de toute nécessité, supposer un intermédiaire. Cet intermédiaire, ce sont des chants populaires, contemporains ou presque contemporains des événements qui en sont le sujet. Ce sont des chants rapides, entonnés par tout un peuple ; des complaintes, des rondes, des péans. Quand paraissent les grands poètes épiques, ils entendent inévitablement ces cantilènes, plus ou moins grossières, que chantent et dansent autour d’eux les femmes et les enfants : ils leur prêtent l’oreille, ils en saisissent la beauté, ils s’en inspirent, ils les développent, ils en font l’expression plus complète encore des sentiments collectifs de leur nation et de leur race, ils les unifient, ils les dramatisent, ils y jettent leur génie et les lèguent vivants et beaux à la postérité ravie. Voici l’Iliade, et voilà le Roland.

Il ne faudrait pas croire cependant que l’Épopée soit une plante qui puisse croître et fleurir dans tous les climats, sous tous les cieux. Certains peuples ne vont pas jusqu’à l’Épopée : ils s’arrêtent en chemin et se contentent de leurs premières danses chantées. Toutes les races n’ont pas le tempérament épique, ni tous les peuples, ni tous les temps. En d’autres termes, un certain nombre de conditions sont nécessairement requises pour la production de l’Épopée, et ces conditions sont aujourd’hui connues. Il faut tout d’abord à la véritable Épopée un siècle qui soit encore primitif : l’aurore d’une civilisation,