Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/208

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par quelque bon marchand outrageusement pacifique. On en pourrait citer vingt autres[1]. Quoi qu’il en soit, voilà l’histoire qui est déjà trois fois déshonorée : on l’a amplifiée ; on en a changé le caractère et la couleur ; on y a introduit des événements qui n’ont rien de réel. Poussé par cette généreuse idée que le crime ne peut rester impuni et que l’innocence doit finir par triompher, on ira jusqu’à donner à certains faits historiques un dénouement inattendu et contraire à toute réalité, et c’est ainsi que dans le Roland nous verrons Charlemagne exercer, après Roncevaux, de sanglantes représailles sur les Sarrasins poursuivis, atteints, vaincus. Rien n’est plus beau sans doute, mais rien n’est plus faux, et cette fausseté n’a vraiment eu que trop de succès.

La plupart de ces déformations de la vérité ont dû certainement se produire tout d’abord dans les chants lyrico-épiques, dans les cantilènes, dans les complaintes, dans les rondes, et c’est de là, presque toujours, qu’elles ont passé dans l’épopée[2]. D’où qu’elles viennent, elles ont dénaturé, elles ont falsifié l’histoire.

  1. Voir Nyrop, l. c., p. 128, 69, 163, 77, 136, 212, 171, 163 et 140. Cf. G. Paris. Romania, XIII, 604, etc. — Parmi les lieux communs de « l’épopée mérovingienne » dont la plupart sont restés dans l’épopée française, Godefroid Kurth signale « l’étranger qui fait la conquête de son hôtesse ; la princesse amoureuse qui offre crûment ses faveurs à celui dont elle est éprise ; le jeune héros qui commet une desmesure et est forcé de s’exiler dans une terre étrangère ; l’ambassadeur qui s’acquitte de sa mission avec autant d’adresse que de courage, tantôt bravant en face l’ennemi qu’il intimide, tantôt le dupant avec un art consommé ; la demande en mariage et les fiançailles ayant toujours lieu dans les mêmes conditions typiques ; la nappe coupée ; le casque qui rend invisible ; le bain qui rend invulnérable ; l’épée prise pour mesure de la clémence, etc. » (Histoire poétique des Mérovingiens, p. 477, 478.)
  2. C’est à dessein que nous passons sous silence l’influence des mythes, parce que, suivant nous, elle est toujours contestable et souvent nulle. Gaston Paris n’écrirait plus aujourd’hui (à propos de la mère, de la femme et de la sœur de Charlemagne) ces mots qui nous avaient naguère si vivement étonné chez un si bon esprit : « Tous les récits de ce genre semblent avoir un fondement essentiellement mythique ; ils parlent sans doute de l’épouse du soleil, captive ou méconnue pendant la durée de l’hiver, mais rentrant avec la saison nouvelle dans les droits qu’elle n’aurait jamais dû perdre. » (Histoire poétique de Charlemagne, p. 412.) Ce qui a contribué à discréditer l’école mythique ce sont les exagérations de quelques-uns de ses adeptes et notamment d’Osterhagen, qui dans les figures les plus manifestement historiques de la légende carlovingienne ne voit que des personnifications de l’éternel Dieu solaire (G. Kurth, l. c., p. 478), et de Hugo Meyer dont Gaston Paris a pu dire : « Tous ceux qui s’occupent de mythologie comparée côtoient un abîme ; M. Meyer y a sauté à pieds joints. » C’est ce mythiste qui (à propos du combat entre Roland, ravisseur de la belle Aude, et Olivier qui la délivre) propose d’expliquer ce duel par la lutte entre l’hiver et l’été. N’a-t-on pas été, suivant Nyrop, jusqu’à voir dans Sigurd l’acide chlorhydrique et dans sa mère l’évaporisation de cet acide (Nyrop, l. c., p. 364) ? On ne peut guère aller plus loin.