Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/216

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Charles tient ses cours plénières. C’est le sanctuaire de l’Archange qui forme, aux yeux de notre poète, la frontière ouest de la France. Et enfin, quand, sur son rocher qui domine l’Espagne, Roland meurt conquerramment, c’est encore saint Michel du Péril qui descend près de ce mort à jamais glorieux. Cette importance absolument exceptionnelle qu’attache notre poète au sanctuaire du Mont Saint-Michel et à la fête du 16 octobre nous force, en quelque manière, à affirmer que le Roland a été certainement composé dans le périmètre de cette dévotion.

Voilà qui semble hors de doute ; mais ce qui est plus malaisé, c’est d’arriver ici à une détermination plus précise. La seconde Lyonnaise est vaste. À mon avis, le culte de saint Michel in periculo maris s’est surtout développé en Normandie, et notre auteur a dû être un Normand. Je ne serais même pas étonné, à raison de l’intensité particulière de sa dévotion au Mont Saint-Michel, qu’il fût né tout près du Mont, dans l’Avranchin. Il ne parle à coup sûr de la Normandie qu’en très bons termes et l’appelle fièrement Normandie la franche[1] ; mais il faut également remarquer qu’il ne parle de l’Angleterre qu’avec un certain dédain : non content d’en attribuer la conquête à Roland, il va jusqu’à dire que Charlemagne en avait fait son domaine privé, sa cambre[2]. Cet Avranchinais, ce Normand, n’aurait-il pas été un de ceux qui ont suivi Guillaume à la conquête de l’Angleterre ? On est volontiers tenté de le croire, quand on observe que le plus ancien manuscrit de notre Roland a été, suivant toute probabilité, écrit en Angleterre durant la seconde moitié du XIIe siècle ; que d’autres manuscrits y ont certainement circulé, et que l’œuvre y a eu un véritable succès. S’il en était ainsi, si l’auteur du Roland avait vraiment été un des conquérants de l’Angleterre, le poème serait vraisemblablement postérieur à 1066, et l’on pourrait fixer sa composition entre les années 1066 et 1095.

Mais nous sentons que nous nous enfonçons ici dans l’hypothèse et préférons nous en tenir à ces conclusions qui sont sûres : « Le Roland est certainement antérieur à la première croisade,

  1. Chanson de Roland, vers 2324.
  2. Vers 2331, 2332.