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et il est l’œuvre d’un poète qui vivait dans la région où le culte de saint Michel du Péril de la mer était particulièrement en honneur. »

Quant au nom de cet auteur dont nous savons si peu de chose, il faut également confesser que nous ne le connaissons pas d’une façon certaine. On a cru longtemps qu’il s’était nommé lui-même dans le dernier vers de son œuvre : Ci fait la geste que Turoldus declinet, et ce seul vers a troublé bien des érudits. Tout repose ici sur le sens exact des deux mots : geste et declinet. Le premier se trouve quatre fois dans notre chanson, et le poète y parle toujours de la « geste » comme d’un document historique qu’il a dû consulter et dont il invoque le témoignage au même titre que celui des chartes et des brefs. Ce document, c’était peut-être quelque ancienne chanson, ou bien quelque chronique plus ou moins traditionnelle et écrite d’après un poème antérieur. Ce serait de cette « geste », et non pas de notre chanson, que Turoldus serait l’auteur.

Quant au mot décliner, il signifie à la fois « quitter, abandonner, finir une œuvre » et, par extension, « raconter tout au long une histoire, une geste ». On peut donc admettre qu’un Touroude a achevé la Chanson de Roland. Mais est-ce un scribe qui a achevé de la transcrire ? un jongleur qui a achevé de la chanter ? un poète qui a achevé de la composer ? À tout le moins il y a doute…

La Chanson de Roland a eu, quoi qu’il en soit, cette heureuse fortune de rencontrer à la fois des admirateurs convaincus et des ennemis passionnés. Rien n’est meilleur pour une belle œuvre que d’être ainsi contestée. Si on la discute, c’est qu’elle mérite la discussion, et l’injure même est préférable à l’oubli.

Donc il s’est formé autour du Roland comme deux demi-chœurs dont l’un est composé d’adversaires déterminés et l’autre d’amis ardents. Il semble qu’il soit logique de prêter d’abord l’oreille à ceux-ci. C’est Godefroid Kurth, s’écriant avec un enthousiasme qui ne cesse jamais d’être scientifique : « De toutes nos épopées, la Chanson de Roland est celle qui donne la mesure la plus juste du génie moderne[1]. » C’est Onésime Reclus.

  1. Histoire poétique des Mérovingiens, p. 498