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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/246

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dire avec justice que la première de ces laisses est narrative, la deuxième patriotique et la troisième religieuse. Donc ce ne sont là ni des rédactions nouvelles, ni des variantes à l’usage des jongleurs, ni des couplets de rechange qui feraient double emploi. Ce sont des morceaux qui se complètent ; c’est l’œuvre d’un art naïf et populaire. On peut le jurer par l’émotion que l’on ressent à la lecture de ces couplets si artistiquement, si utilement répétés[1].

Tout n’était pas artistique dans cette versification qu’il ne faudrait pas louer à l’excès. Ces tirades monorimes étaient tolérables quand les couplets n’avaient guère en moyenne, comme dans le Roland, plus de quinze à vingt vers. Mais j’ai là sous les yeux une tirade de Huon de Bordeaux où l’on ne compte pas moins de cinq cents vers masculins en i[2], et il y en a, sur cette même assonance, de plus longues encore dans les Lorrains. Voici plus loin, dans ce même Huon, un autre couplet en er de plus de onze cents vers. Quelle monotonie désespérante ! Quelle invitation perpétuelle à la cheville et au cliché ! Quel insupportable prurit et agacement !

C’est en vain que certains raffinés ont voulu perfectionner cette technique en la compliquant. C’est en vain qu’Adenet dans sa Berte, et Girard d’Amiens (un médiocre, s’il en fut) dans sa pauvre compilation sur Charlemagne, firent suivre régulièrement un couplet masculin en er d’un féminin en ere, une laisse masculine en a d’une féminine en age, une strophe masculine en ent d’une féminine en ente ; c’est en vain que l’auteur anonyme de Brun de la Montaigne s’imposa la loi (qui a si malheureusement triomphé) de ne jamais placer une syllabe atone à la fin du premier hémistiche « sans en procurer l’élision en la faisant suivre d’un mot commençant par une voyelle »[3]. Ces prétendus perfectionnements et remèdes n’étaient pas faits pour rétablir la santé d’une versification aussi malade. Son agonie dura un ou deux siècles, mais elle méritait de mourir et mourut.

  1. Épopées françaises, I. p. 364. 365. Rosenberg (Rolandskvadet, p. 189), cité par Nyrop (l. c, p. 30), signale des répétitions analogues dans la littérature nordique, et surtout dans les chants de guerre.
  2. Éd. des Anciens poètes de la France, p. 18-33, etc.
  3. Paul Meyer, Brun de la Montaigne, p. xv.