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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/262

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passer sous silence. Le jour n’est plus où un critique autorisé se permettait d’écrire ces lignes : « Le plus grand service que les chansons de geste rendirent à la littérature nationale, ce fut de disparaître et de céder la place à la prose[1]. » Il vient une heure où de tels aveuglements ne sont plus possibles, où de telles iniquités scandalisent.

Néanmoins, tous les ennemis de notre poésie nationale n’ont pas encore désarmé ; les vieilles préventions ne sont pas dissipées, et la passion anime toujours un débat qui semble vraiment interminable. Nous avons déjà eu lieu de répondre à plus d’une attaque, quand nous avons eu à juger la Chanson de Roland ; mais il est d’autres sévérités contre lesquelles nous avons le devoir de protester énergiquement. Donc, on a pu dire et on a dit « que notre épopée n’avait pas un but élevé et qu’elle péchait par l’insuffisance de son merveilleux ». Rien n’est plus contraire à la vérité. Qu’on veuille bien, d’un esprit impartial et d’un regard tranquille, comparer entre elles les causes réelles, les causes historiques qui ont donné naissance, d’une part, à la guerre de Troie et, de l’autre, à celle de Jérusalem. Qu’on les étudie à la lumière de la critique, d’après les dernières données de la science, et qu’on nous dise, après avoir comparé ces deux luttes gigantesques, où est « le but le plus élevé ». Est-ce en Grèce ou en France ? Est-ce dans l’Iliade ou dans Antioche ? Je laisse de côté les fables qui ont pour objet Ménélas et Hélène, et ne veux considérer, dans le siège de la ville de Priam, que l’inévitable conflagration entre l’Europe et l’Asie. Mais, dans nos vieux poèmes, c’est encore le même antagonisme ; ce sont encore la vieille Europe et la vieille Asie qui sont déchaînées de nouveau l’une contre l’autre. Dans l’Iliade, il ne s’agit, suivant le poète, que de venger l’honneur d’un petit prince grec, et l’historien seul découvre, au fond de ce conflit, une question de races. Dans nos chansons de geste, au contraire, il y a plus qu’une question d’honneur, il y a plus qu’une question de races : il s’agit de savoir si le monde, le monde tout entier, appartiendra décidément à l’Islam ou à la Croix, à Jésus-Christ ou à Mahomet. C’était là un problème qui, pour nos vieux poètes, ne manquait

  1. Cité par Nyrop, l. c., p. 323.