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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/261

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disproportion qui n’est pas faite pour plaire à des raffinés comme nous le sommes. Leur statue a une tête énorme et des jambes malingres, ou réciproquement. Ils n’en ont cure.

Voilà bien des défauts, et il importait de les mettre loyalement en pleine lumière. Oui, nos épiques ne sont pas observateurs ; oui, ils ne connaissent aucune de ces multiples évolutions de l’âme humaine qui donnent tant de vie à nos romans de 1895 ; oui, tous les procédés, toutes les finesses classiques leur sont inconnues, et ils ne possèdent enfin ni l’élasticité de la langue, ni celle de la pensée. Ils sont lourds, et ne savent même pas ce que c’est que le sourire. Leur rire est épais, un peu comme celui d’un soudard. L’élément comique tient peu de place dans leur œuvre, et il a toujours je ne sais quelle grossièreté de chambrée, comme par exemple dans cette trop fameuse scène des gabs qui occupe la seconde partie du Pelerinage à Jérusalem. Il faut même ajouter que le sentiment de la nature est chose inconnue dans notre épopée ; qu’on y rencontre seulement quelques jolies formules sur le printemps qui sont partout les mêmes, et qu’enfin saint François d’Assise est à peu près le seul, à cette époque, qui ait aimé, pour eux-mêmes et pour Dieu, le soleil, les champs et les oiseaux. Rien n’est plus fondé que tous ces reproches, et les apologistes les plus déterminés de notre vieille poésie épique en reconnaissent loyalement la justesse. Mais, en dépit de tant de critiques, nos antiques chansons ont une incontestable puissance et vitalité. Elles n’expriment que peu de sentiments et peu d’idées, mais elles les expriment avec une force que rien n’égale. Il en est un peu de nos vieux poèmes comme de la musique qui ne traduit bien, en somme, que deux états de notre âme, le repos et le mouvement, la tristesse et la joie, mais qui les interprète avec une vivacité et une profondeur que n’auront jamais tous les tableaux ni toutes les statues du monde.

Cette épopée française du moyen âge, elle a été, comme toutes les grandes choses, l’objet de dédains irréfléchis et d’un enthousiasme exagéré. Le temps du mépris est passé : il ne reviendra plus. Jusques dans les livres d’instruction primaire, jusques dans les plus humbles manuels, Roland triomphe, Roland règne, et, avec lui, vingt autres de nos héros qu’on n’ose plus