Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/269

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Orléans, revêtu d’armes enfumées et rouillées, et qu’il traverse, ridicule et superbe, la foule des vilains qui le raillent[1] » ? « Mais, dira-t-on, ce sont là uniquement de grands seigneurs, des barons, des héros. Où sont les petites gens ? » Les petites gens, je vais vous les montrer. Voici Gautier le vavasseur dans Gaydon et voilà Simon le voyer dans Berte. N’est-ce pas aussi un « caractère », dans la plus haute signification de ce mot si bien fait, que ce vassal inconnu, que cet admirable Renier qui se dévoue à son seigneur jusqu’à lui donner sa vie, non, mieux que cela, jusqu’à lui sacrifier la vie de son unique enfant[2] ? Est-ce qu’elle n’est pas bien dessinée la portraiture de ce vilain, de cet homme de rien, de ce pauvre Varocher qui se fait, avec tant d’esprit et de courage, le défenseur chevaleresque de la reine de France en exil ? Est-ce qu’enfin, pour nous placer ici à un autre point de vue, un de nos poètes (qui n’est pas des plus anciens[3]) n’a pas eu cette inspiration généreuse de prêter à un jeune païen, à un ennemi acharné du nom chrétien, de lui prêter, dis-je, l’allure et les vertus de Roland lui-même[4] ? Mais c’est surtout dans les portraits de femmes que se révèlent l’originalité de nos premiers poètes et la hauteur de leurs âmes. La Berte de Girard de Roussillon, cette fière et belle duchesse, cette sœur d’impératrice qui se fait si humblement couturière, pendant que son mari (un duc suzerain !) est contraint de se faire valet de charbonniers, cette chrétienne au grand cœur, qui est énergique et résignée tout ensemble et qui, à force de douceur, finit par triompher de la rage et de la rancœur de Girard, cette Berte, en vérité, ferait honneur au génie d’un tragique grec et tiendrait dignement sa place auprès d’Antigone elle-même. Mais ce que l’antiquité n’aurait peut-être pas imaginé, c’est cette héroïne d’une autre de nos chansons, c’est cette Guibourc dont la figure virile et tendre éclaire d’une si belle lumière tout le beau poème d’Aliscans. Son mari est ce comte Guillaume qui vient d’être vaincu par les Sarrasins et qui est le seul survivant, hélas ! d’une armée de cent mille chrétiens. Poursuivi, traqué par des milliers de païens, Guillaume arrive

  1. Bédier, Revue des Deux Mondes, 15 février 1894, p. 918.
  2. Jourdains de Blaivies.
  3. Macaire.
  4. Il s’agit du jeune Eaumont, fils d’Agolant, et du rôle qu’il joue dans la Chanson d’Aspremont.