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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/270

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enfin devant la porte de cette belle ville d’Orange où sa femme est restée et qu’elle saurait défendre contre les mécréants sans le secours d’aucun homme. Si Guillaume peut entrer dans Orange, il est sauvé. Il est donc là, épuisé, pantelant, demi-mort ; mais Guibourc ne le reconnaît pas et se refuse à accueillir cet étranger, cet inconnu, ce fuyard : « Votre voix, dit-elle, ressemble bien un peu à celle de Guillaume ; mais tant de gens se ressemblent au parler ! » Et elle le laisse là, abattu, désespéré, tandis qu’on entend tout près les terribles approches des Sarrasins qui vont l’atteindre, qui vont le tuer : « Non, dit-elle encore, non, vous n’êtes pas Guillaume ; non, vous n’entrerez point. » Elle consent cependant à lui imposer une épreuve suprême pour savoir si c’est là vraiment ce grand comte Guillaume, ce vaillant défenseur de la chrétienté, ce fier bras couvert de tant de gloire : « Tenez, lui dit-elle, voyez-vous là-bas ces malheureux chrétiens que les païens ont faits prisonniers, qu’ils emmènent, qu’ils outragent, qu’ils battent ? Si vous étiez Guillaume, vous les délivreriez. » Le pauvre comte se contente de se dire en lui-même : « Comme elle veut m’éprouver ! » Puis, il court sus aux Sarrasins et met les prisonniers en liberté. À ce trait Guibourc le reconnaît et tombe enfin dans ses bras. Mais à peine a-t-elle délacé le heaume et enlevé le haubert de ce pauvre blessé qui est tout couvert de sang, à peine lui a-t-elle entendu raconter le grand désastre d’Aliscans, à peine a-t-elle appris la mort de tous les siens, de Bertrand, de Guichard, de Vivien surtout « le gentil combattant » et de tout le baronnage de France, à peine ce douloureux récit est-il achevé, que, changeant soudain de visage, Guibourc s’écrie : « Sire Guillaume, ne vous attardez pas un instant ; partez et allez en France. Vous y réclamerez l’aide de l’Empereur qui viendra délivrer Orange et nous vengera. Quant à moi, je resterai ici et défendrai la ville. » Guillaume l’entend, Guillaume part. Il oublie ses quinze blessures qu’on n’a pas eu le temps de panser ; il oublie toutes ses souffrances et tous ses deuils ; il s’apprête tranquillement à se revêtir de son armure. C’est alors, mais alors seulement que Guibourc tout à coup redevient femme et lui dit d’une voix enfin attendrie : « Tu vas donc là-bas, tu vas dans ce beau pays de France où tu verras maintes jeunes filles aux fraîches couleurs, mainte dame de haut parage ! Tu m’auras bien vite