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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/271

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oubliée. » Il la serre dans ses bras, il la couvre de baisers : « Je fais le vœu, dit-il solennellement, de ne pas toucher d’autre bouche que la vôtre jusqu’à l’heure où je reviendrai en ce palais d’Orange. » Il monte à cheval et entre dans sa voie : « Souviens-toi de cette malheureuse », dit Guibourc. Guillaume s’éloigne et disparaît. Que Dieu le conduise !

Telle est cette scène dont nous sentons trop bien que nous atténuons, que nous profanons la beauté ; mais nos lecteurs savent où est le texte, et le liront[1]. Et ils avoueront que la Grèce et Rome n’ont pas d’héroïne dont la stature soit plus haute, dont l’âme soit plus noble que celle de Guibourc.

Nous ne voulons pas aller plus loin dans l’éloge de nos vieux poèmes. Leur appréciation littéraire a donné lieu naguère à des luttes qu’il convient d’oublier, à des passions qui finiront par s’éteindre. Le temps se chargera de mettre au point le verdict que la postérité prononcera sur notre Épopée nationale. Devant ce monstrueux déni de justice dont les trois derniers siècles se sont rendus coupables à l’égard de nos vieux poèmes, une indignation facile à comprendre a poussé quelques esprits (nous les appellerions généreux, si nous n’étions pas de ce nombre) à certaines exagérations de langage qu’on eût pu leur pardonner avec plus d’indulgence. Paulin Paris, en parlant des Lorrains, a pu s’écrier : « Je ne sais pas s’il est un monument aussi hardi, aussi surprenant dans aucune littérature », et nous avons terminé nous même la première édition de nos Épopées françaises par ces paroles qui n’étaient pas précisément un blasphème : « La Chanson de Roland vaut l’Iliade. » Il y a longtemps que, pour notre part, nous avons fait amende honorable, expliqué notre pensée et reconnu la haute supériorité d’Homère au double point de vue de la langue et du style. Il y a longtemps aussi que nous proclamons qu’on doit surtout faire estime de nos chansons de geste, parce qu’elles sont un des monuments les plus considérables de notre poésie traditionnelle et nationale. Mais là où nous sommes décidé à ne jamais nous rendre coupable d’aucune concession, c’est dans l’appréciation morale de ces vieux textes. Nous ne renoncerons jamais, dans leur comparaison avec

  1. Aliscans, dans le Recueil des Anciens poèmes de la France.