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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/273

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laires. Il semble du reste que, par un merveilleux instinct, nos poètes se soient étudiés à donner à ce Dieu les épithètes les plus significatives et celles dont leurs contemporains avaient sans doute le plus besoin. Ils l’appellent volontiers Dieu l’esperital, « Dieu qui est un pur esprit », et montrent par là quel abîme sépare leurs croyances de la grossièreté des cultes antiques. Ils l’appellent plus souvent encore Deu le creator, Deu qui tout forma, et ferment ainsi la porte au panthéisme qui a dévoré l’Inde. Cette idée de la création est particulièrement chère à nos trouvères, et ils s’y jouent volontiers avec vingt images diverses : Le Dieu qui fit la rose en mai, le Dieu par qui le soleil raie, le Dieu qui fit pluie et gelée. Sans doute ils n’oublient ni l’éternité de celui qui fu et est et iert, ni la providence de celui qui haut siet et loin voit ; mais ils condensent en quelque sorte toute leur théodicée en ces mots : Deus li glorieus, « qui expriment à la fois la suprême béatitude, la suprême invisibilité et la suprême puissance ». Seulement comme ils vivent en pleine féodalité et qu’une des principales formes de l’honneur consiste alors à ne jamais manquer à la parole donnée, ils donnent à Dieu une appellation qui est pleine d’actualité, et le nomment mille fois cil Damedeu qui ne faut ni ne mant, ou, plus souvent encore, qui onques ne mentit. Voilà, somme toute, une théodicée qui en vaut bien une autre. Nous l’avons comparée naguère à celle d’Homère, et il est aisé de déterminer loyalement où se trouve la plus haute, la plus pure, la meilleure notion de la Divinité.

La divinité de Jésus-Christ est affirmée à chaque page de nos vieux poèmes. Foi que doi Deu le fils sainte Marie, ce vers, dont mille autres sont l’écho, atteste la parfaite et étroite synonymie qui existe, dans toutes nos chansons, entre ces deux mots également augustes : Dieu et Jésus. Nos romans sont, ici encore, l’expression d’une croyance universellement populaire. Mais qu’est-il besoin d’en dire davantage ? Il est démontré que nos vieux poèmes ont été animés par l’esprit de la croisade, et cela longtemps avant les croisades elles-mêmes. « L’épopée du XIe siècle, a-t-on dit, était un cri de guerre et la croisade une épopée en action[1]. » Supprimez la divinité du Christ, et il n’y a plus ni croisade, ni épopée.

  1. Pigeonneau, cité par Nyrop, l. c, p. 215.