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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/274

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Je regrette qu’un savant tel que Nyrop ait adopté la trop fameuse théorie de Michelet sur le culte de la Vierge qui aurait pris soudain, au xiiie siècle, un développement inattendu et scandaleux : « Au XIIIe siècle, dit Michelet, Dieu changea de sexe. » Il est vraiment trop aisé de réfuter mathématiquement un tel paradoxe qui ne devrait plus avoir cours parmi les érudits. Dans nos textes épiques qui sont antérieurs au siècle de saint Louis, la Vierge est tout aussi honorée et de la même façon que dans les textes plus modernes. Les termes sont les mêmes, et Dieu (c’est peut-être son épithète la plus fréquente) y est partout appelé « le fils de sainte Marie ». Il ne faut pas, d’ailleurs, s’attendre ici à des tendresses mystiques. Nos poètes écrivent pour des chevaliers, et non pour des clercs. Leur dévotion pour Marie est une dévotion de soldats. C’est ce qui explique aussi pourquoi les Saints ne jouent pas dans nos poèmes un rôle aussi actif que nous le souhaiterions. Il est trop vrai, comme nous l’avons vu plus haut, que les trouvères ne donnent d’importance en leurs récits qu’aux saints qui ont porté l’épée, connue saint Georges et saint Martin, comme aussi ce saint Michel qui est aux yeux de nos pères le chef de la Chevalerie céleste. Les Anges sont, dans notre épopée, plus populaires et plus agissants que les Saints, et l’on peut dire de nos chansons qu’elles sont sans cesse traversées par les vols radieux de ces messagers d’en haut. Mais c’est la voix de la prière que nous aimons le mieux à entendre dans nos vieux poèmes. Ces prières sont autant de professions de foi, autant de Credo où chacun de nos héros fait la récapitulation complète et détaillée de tous les objets de sa foi. Très hrèves dans le Roland où le poète se borne à rappeler les traits les plus saillants de l’Ancien ou du Nouveau Testament (ceux-là mêmes qui avaient fixé jadis l’attention des premiers chrétiens dans les catacombes), ces prières deviennent interminables dans les œuvres du XIIIe siècle. Il y en a qui ont plus de cent vers, et ce ne sont certes pas les plus pieuses, ni les plus belles.

Si la théodicée d’Homère ne gagne pas à être comparée à celle de nos chansons, il en est de même assurément pour la notion de l’autre vie. « Qu’est-ce que la mort laisse subsister chez les héros homériques ? Une âme, une vaine image qui, dès que la