Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/280

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repentir qui est profond. Dans la plus vive ardeur de leur résistance, ils ne se dépouillent jamais de leur respect pour l’Empereur qui est leur seigneur légitime. Voyez ce Renaud de Montauban qu’on a trop souvent représenté comme le type fidèle de la féodalité en révolte. « Renaud, en réalité, n’a pas le cœur d’un rebelle. Sans doute il se défend contre les attaques iniques de son seigneur, mais il aspire ardemment vers le baiser de paix et tombe un jour, avec une belle simplicité, aux genoux de l’Empereur. Il arrive même un moment où ce persécuté tient entre ses mains la vie de son persécuteur. Placé en face de Charlemagne endormi et pouvant le tuer, il se refuse à commettre une telle félonie et recule devant ce crime, comme devant un parricide : « Charlemagne, dit-il, est mon seigneur[1]. » Certes, ce n’est point là une parole d’un révolté, et l’on peut dire que, sauf deux ou trois forcenés comme Girart de Fraite, tous les féodaux de nos chansons seraient capables de jeter ce beau cri du Bavarois Orri que les Infidèles vont mettre à mort et à qui ils demandent, s’il veut être sauvé, de renier son Dieu et son roi : « Jamais, jamais, s’écrie-t-il, je ne commettrai le crime de renier à la fois mes deux seigneurs, Jésus le glorieux et Pépin notre roi. » Et il préfère mourir dans les plus épouvantables tortures[2]. Ce texte d’Aubri de Bourgoing est vraiment important. Il nous prouve que les devoirs de la vassalité étaient confondus par nos pères avec ceux mêmes de la foi. Le monde religieux était, à leurs yeux, organisé à la féodale tout comme le monde terrestre, et Dieu leur apparaissait dans la lumière comme un seigneur suzerain dont tous les hommes étaient les vassaux.

Toutes les institutions qui gravitent autour de la royauté offrent dans nos chansons la même physionomie que la royauté elle-même. La plupart sont d’origine germaine, et se sont plus ou moins transformées sous l’influence féodale. Le droit privé est ici dans le même cas que le droit public, et il serait facile de rédiger tout un Cours de législation féodale, fort détaillé et très exact, avec les seuls textes de nos chansons de geste. Il en est de même pour la procédure, où la féodalité n’a même pas eu

  1. L’idée politique dans les Chansons de geste, Revue des questions historiques, VII, 1869, p. 102. Cf. notre Littérature catholique et nationale, p. 114.
  2. Ibid., p. 109.