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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/279

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dans leur développement, et c’est dans leurs textes doublement précieux qu’on trouve aujourd’hui la peinture la plus exacte de ces longs siècles où la vassalité a été la loi commune. Ce lien de la vassalité (qu’il ne faut pas confondre avec le pacte germanique du compagnonnage dont M. Flach a si bien parlé[1]), ce lien sacré était d’une rigueur dont on se fait malaisément une idée. Le vassal devait au seigneur sa respiration même, sa vie, sa mort. Nous n’exagérons rien, et l’auteur du Roland le dit en termes pittoresques et nets : « Pour son seigneur on doit souffrir grands maux, endurer le chaud et le froid, perdre de son sang et de sa chair. » C’est la doctrine courante et, comme on l’a vu plus haut, ce dévouement au suzerain va aussi loin que peut aller un dévouement humain, puisque les pères vont jusqu’à sacrifier à leurs seigneurs la vie même de leurs enfants, cette vie pour laquelle ils auraient si volontiers donné la leur.

Il faut toutefois établir une différence notable entre les petits vassaux dont l’obéissance est rarement en défaut, et ces grands vassaux, impatients du joug, qui sont toujours en pente vers la révolte et nous rappellent le souvenir des grandes luttes des IXe et Xe siècles entre les empereurs et leurs feudataires. Les plus illustres rebelles de notre épopée appartiennent à ce second groupe : tel est Girard de Roussillon ; tels aussi Ogier, Girart de Viane et les fils du duc Aimon. Ce sont ces rébellions qui ont fourni aux érudits contemporains l’occasion de diviser nos chansons en deux familles plus ou moins nettement distinctes. Aux yeux de ces critiques un peu subtils, il y a des chansons dont les auteurs sont manifestement favorables à la royauté, à ses progrès, à son prestige, et il y a d’autres poètes au contraire qui ont des cœurs de révoltés et dont les œuvres, comme la Chevalerie Ogier et les Quatre fils Aimon, sont brutalement féodales. Nous pensons qu’il ne faudrait pas pousser trop loin cette distinction, et elle est plus apparente que réelle. Tout d’abord, ces rebelles célèbres sont presque tous en état de défense, et leur rébellion n’a rien d’agressif. Puis, au milieu même de leur révolte, ils se sentent véritablement coupables, ils sont dévorés de remords, et le poème finit toujours par l’expression de leur

  1. Les Origines de l’ancienne France. Voir surtout II, p. 472 et suiv.