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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/284

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Pour se convaincre de cette influence universelle et glorieuse de nos vieux romans, il nous suffira de faire un voyage rapide dans tous les pays de l’Europe chrétienne à cette époque si calomniée où la Méditerranée était un lac français et où l’Université de Paris était le cerveau de l’Europe.

Notre épopée n’avait qu’un pas à faire pour pénétrer en Allemagne, et elle le fit de bonne heure. À vrai dire, deux de nos légendes seulement, deux de nos vieux poèmes ont alors envahi les pays de langue germanique ; mais avec quelle impétuosité, avec quelle puissance ! Le choix des Allemands, il faut l’avouer, ne pouvait guère être plus heureux, et ces deux poèmes qui formaient le centre auguste de nos deux grands cycles nationaux, étaient à coup sûr les plus profondément épiques et les plus beaux. C’était Roland et c’était Aliscans. Le premier fut traduit par un prêtre allemand du nom de Conrad durant le second tiers du XIIe siècle, et arrangé vers 1230, par un remanieur qu’on nomme le Stricker. Quant à Aliscans, sa fortune fut encore meilleure, et il se trouva un vrai poète pour l’imiter en maître. Le poète s’appelle Wolfram d’Eschenbach, et le poème restera immortellement célèbre sous le nom de Willehalm. Ces deux astres, Aliscans, Roland, ont suffi à éclairer l’Allemagne.

L’Angleterre n’a pas eu la main aussi heureuse, et les destinées de notre épopée n’y ont pas été les mêmes. Avant 1066, cette Saxonne demeure absolument étrangère à notre grand mouvement épique, et il faut la conquête normande pour que nos chanson pénètrent chez elle. Les vainqueurs se donnent alors la joie de se les faire chanter en bon français, la seule langue qu’ils entendent. Puis, le temps s’écoule, poursuivant son œuvre habituelle, et voici qu’après quelques essais sans importance en dialecte anglo-normand, on se prend là-bas à « adapter » en anglais quelques-unes de nos chansons. Mais hélas ! quel singulier choix ! Le Roland n’a donné lieu chez nos voisins qu’à une œuvre médiocre où l’on s’est inspiré de nos pauvres remaniements du XIIe siècle ; mais les deux poèmes favoris, c’est Fierabras et, qui l’eût cru ? Otinel. N’est-ce pas le cas de répéter : Habent sua fata libelli ? Bref, c’est Sir Ferumbras et Sir Otuel qui ont conquis en Angleterre une vogue de plusieurs siècles. Singulière fortune que celle de ce Fierabras ! C’est lui, c’est encore lui que les presses