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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/292

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d’innombrables chevilles, platitudes et délayages. C’est une des grandes causes de la décadence future ; c’est peut-être la plus grave.

Encore les rajeunisseurs avaient-ils eu jusqu’ici l’excuse de la nécessité ; mais ils sont arrivés, de trop bonne heure, à remplacer, sans nécessité aucune, un seul vers assonancé par plusieurs rimes. Nous avons cité ailleurs plusieurs types d’un procédé aussi regrettable ; mais, encore ici, un seul exemple suffira. Dans le Roland primitif, le vieux poète avait écrit très sobrement : Ço dist Malprimes, le colp vous en demant[1] Un de nos « corrigeurs » fait la grimace devant cette excellente concision et écrit sans vergogne quatre vers au lieu d’un : Ç’o dist Malprimes : Mar doterez noiant. — Demain arez un eschac issi grant ; — Ainc Sarrazins n’ot onques si vaillant. — De la bataille le premier cop demant[2]. Par malheur, nos remanieurs ne s’arrêteront pas en si beau chemin. Ils se permettront désormais toutes les licences, toutes les privautés avec l’ancien texte. Si les assonances de toute une laisse leur offrent quelque difficulté, ils les changeront audacieusement en des rimes d’une autre nature. Le second couplet du Roland peut ici servir de type : Li reis Marsilies esteit à Sarraguce. Fort embarrassé des consonances de Sarraguce avec culchet, avec humes, avec cuntes, notre rajeunisseur fera un coup d’État et fabriquera un couplet nouveau sur une rime nouvelle : En Sarraguce est Marsile li ber ; — Suz un olive se siet por deporter, etc. Décidément il est en veine de changement, presque de révolution, et ne sera plus arrêté par aucun scrupule. Il supprimera à sa fantaisie certaines laisses ; il en ajoutera d’autres ; il ira même jusqu’à modifier, jusqu’à déformer les idées de son prédécesseur. Tout cela sans doute est très fâcheux ; mais ce qui a été vraiment irréparable, c’est le premier pas qu’on a fait dans cette voie fatale ; c’est d’avoir pris cette méchante habitude d’écrire deux ou trois vers au lieu d’un ; c’est d’avoir doublé ou triplé le nombre des vers antiques ; c’est d’avoir été inévitablement amené à produire ainsi des poèmes tellement chevillés qu’ils ne sont plus épiques ; c’est, alors même qu’on n’avait pas de modèles antiques, d’avoir imité le style de

  1. Oxford, vers 3200.
  2. Roncevaux, texte de Versailles.