Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/297

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Quant à Roland, ce fut M. de Tressan qui fut chargé de l’habiller et de le mettre au point. Dans notre Iliade du XIe siècle, le héros expire sur un roc, d’où il domine en conquérant toute l’Espagne, et le vieux Charlemagne se penche en larmes sur le corps inanimé de son neveu en lui disant : « Ami Roland, vaillant homme, juvente bele, que Dieu mette ton âme dans les saintes fleurs de son Paradis ! » Et M. de Tressan, prétendant reconstituer la Chanson de Roland perdue, ne trouve rien de mieux que ces couplets plusieurs fois stupides et profanateurs : « Roland à table était charmant, — buvait du vin avec délice ; — mais il en usait sobrement, — les jours de garde et d’exercice. » Et plus loin : « Roland aimait le cotillon, — on ne peut guère s’en défendre. » C’est à la fois le triomphe d’une ingratitude qui s’ignore et d’une sottise qui s’étale. Vraiment, le scandale était à son comble, et le temps était venu pour la France de protester en faveur de son épopée nationale.

La protestation se fit attendre. Depuis M. de Tressan qui écrivait vers 1778 de telles billevesées jusqu’à Paulin Paris qui, en 1832, rendait enfin la vie au mot complètement oublié de « chanson de geste » et qui avait, en ce même temps, l’audace généreuse de publier le texte original d’un de ces romans si longtemps méconnus, il s’écoula plus d’un demi-siècle. Mais aussi, depuis lors, quelle résurrection merveilleuse ! Quelle marche triomphante ! Que de textes mis en lumière depuis l’édition princeps du Roland en 1836 jusqu’à la belle traduction de Girard de Roussillon que Paul Meyer a publiée en 1884 ; depuis la dissertation si hardie et si imparfaite de H. Monin en 1832 jusqu’à l’Histoire poétique de Charlemagne de Gaston Paris en 1865 ! On a longtemps et péniblement combattu ; mais aujourd’hui la bataille est gagnée, et le Roland figure sur les programmes de l’Université entre Homère et Virgile qu’il n’égale point, mais dont il n’est pas indigne.

Tout n’est pas fait pourtant, et chacun de nous peut ici se donner pour devise : Nil actum reputans si quid superesset agendum. Il reste encore à publier trente ou quarante de nos chansons de geste, et il y en a de première valeur qui sont encore enfouies dans la poussière de leurs manuscrits, comme le Moniage Guillaume, comme Beuves d’Hanstonne, comme les