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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/296

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que d’humbles colporteurs répandent encore par centaines dans nos provinces les plus « arriérées » et que nous aimons malgré leur bêtise, parce qu’ils nous rappellent (oh ! de fort loin) les vieux héros et les vieilles chansons du bon pays de France.

Quoi qu’il en soit, c’est l’avant-dernière étape avant l’oubli, avant la mort.

La dernière étape ne sera franchie qu’à la fin du XVIIIe siècle. Elle n’a rien de populaire, cette suprême déformation de nos antiques chansons, et c’est à M. de Paulmy d’Argenson qu’il convient de faire honneur de ce travestissement inattendu de notre épopée. Cet homme d’esprit se mit en tête, un beau jour, cette idée ingénieuse de faire connaître aux gens de son temps (à la cour plutôt qu’à la ville) les romans de tous les âges et de tous les peuples. C’était une conception qui pouvait, au premier abord, sembler intelligente et large. Nos romans, d’ailleurs, ne pouvaient pas être exclus d’un tel plan, et on leur fit la part trop belle. C’est en 1777 et en 1778 que l’on donna, dans la Bibliothèque des romans, cette trop généreuse hospitalité à nos pauvres chansons défigurées, méconnaissables. Sous prétexte d’en offrir une analyse, on habilla leurs héros à la mode du jour, on les inonda de musc, on leur mit de la poudre et des mouches, on les déguisa en « talons rouges ». C’est Ogier, c’est ce héros farouche qui fut peut-être le plus déshonoré par cet étrange affublement. On en fit un homme « sensible », et il faut voir avec quelle préciosité on nous raconte ses amours avec la belle Elizene : « La rencontre d’un papillon ou de tout autre insecte, les caresses des moineaux, les gémissements des tourterelles, l’instinct des moutons et des autres quadrupèdes les occupaient agréablement. Ogier grimpait sur les arbres pour aller dénicher de petits oiseaux pour Elizene. » Etc., etc. Notez que, vers la fin de sa vie, le Danois (celui du XVIIIe siècle) n’est guère moins galant : « Venez, lui dit un jour la fée Morgane, venez dans mon château d’Avalon. J’ai assisté à votre naissance. — Ah ! madame ! s’écrie aussitôt Ogier en tombant à ses genoux, ce serait plutôt moi qui pourrais avoir assisté à la vôtre. » Voilà pourtant ce qu’était devenu, aux mains de M. de Paulmy, ce formidable Ogier de nos premières chansons, ce géant féroce qui ne pensait qu’à tuer, et dont la vaillance brutale balança longtemps la fortune du grand empereur Charles.