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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/331

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ROMANS ÉPIQUES

thèse[1]. Les emprunts textuels à l’Eneas et les ressemblances de langue et de style signalées dans les Lais de Marie de France, qu’il faut placer aux environs de 1175, s’expliqueraient ainsi aisément, soit qu’on admette une simple imitation, soit qu’on aille jusqu’à attribuer l’Eneas à Marie, malgré sa déclaration formelle du Prologue des Lais, qu’elle a eu l’intention de traduire quelque « bonne estoire » du latin, mais qu’elle y a renoncé, parce que beaucoup d’autres s’en étaient déjà occupés[2].

Ce qui explique qu’on ait été naturellement porté à attribuer à l’auteur de Troie, le seul qui se soit nommé, les poèmes anonymes de Thèbes et de l’Eneas, ce ne sont pas tant les ressemblances de langue et de style, lesquelles trouvent leur raison d’être dans ce fait que les trois poèmes ont été composés dans un espace de temps assez étroit (un quart de siècle environ) et écrits, sauf quelques légères particularités, dans la langue littéraire qui dominait dès le milieu du xiie siècle en Normandie et dans la France centrale ; c’est plutôt la nature des embellissements qu’on y rencontre uniformément, quoique à des degrés divers, et qui nous forcent à reconnaître, à cette époque, l’existence d’une véritable école d’imitation de l’antiquité, puisant peut-être à des sources communes[3] : je veux parler des détails empruntés à une histoire naturelle plus ou moins fantastique, des merveilles d’ornementation ou de mécanique dont il faut aller chercher l’origine en Orient, enfin et surtout des histoires d’amour, où une psychologie légèrement raffinée et qui annonce déjà l’amour courtois s’allie avec une certaine naïveté, héritage précieux de l’époque précédente.

Dans l’emploi de ces ornements comme dans les descriptions de bataille, le Roman de Thèbes se maintient dans des limites discrètes, tandis que l’auteur de Troie semble s’y complaire et va parfois jusqu’à l’excès et à la monotonie, et que celui de

  1. Il faudrait y joindre, d’après M. P. Meyer (Rom., XXIII, 16), cette circonstance que l’Eneas viole plus souvent que Troie la règle ancienne qui veut que, dans les poèmes octosyllabiques, la phrase se termine avec le second vers du couplet et non avec le premier.
  2. Voir Salverda de Grave, Eneas, Intr., p. xxii-xxiv, et G. Paris, Rom., XXI, 282.
  3. Déjà M. Joly, dont il faut lire les longs et curieux développements sur cette question, a judicieusement rapproché la lampe inextinguible du tombeau de Pallas, dans l’Eneas, d’un passage du chroniqueur anglais Guillaume de Malmesbury, qui, évidemment, n’a pas inventé lui-même ce détail. (Voir Benoit de Sainte-More, etc., I, 231.)