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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/332

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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

l’Eneas renchérit parfois encore sur Benoit pour la richesse des descriptions comme pour la subtilité de ses analyses amoureuses. Ainsi le palais de Didon à Carthage et la ville elle-même dépassent en magnificence le palais de Priam et l’enceinte de Troie ; la vigne au cep d’or et aux grappes de pierres précieuses[1] y fait pendant au pin d’or que l’on voit à la porte de Priam ; les tombeaux de Camille et de Pallas sont plus merveilleux encore que ceux d’Hector et d’Achille, et les plaintes de Didon et de Lavinie sont parfois plus subtiles que les monologues de Briseïda ou d’Achille. Mais revenons au Roman de Troie.

Les mœurs, la civilisation, la religion, l’architecture, les meubles, les vêtements, les armes, la tactique sont naturellement ici, comme dans Thèbes, entièrement du xiie siècle. Et il ne s’agit pas là d’une transformation systématique de l’antiquité, mais bien plutôt d’un entraînement irréfléchi et inconscient qui montre au trouveur l’antiquité comme à travers un voile qui en altérerait les contours et en changerait les couleurs[2]. Le tableau des mœurs féodales qui nous est ici tracé est un peu moins épique, un peu moins homérique, pourrait-on dire, malgré ce que cette affirmation semble avoir de paradoxal au premier abord, que dans les chansons de geste de la première époque : cela tient, il est vrai, à ce que la rudesse primitive commence à disparaître, mais aussi à l’influence civilisatrice qu’exerçait sur les clercs la connaissance, si imparfaite qu’elle fût, des œuvres antiques.

Comme il fallait s’y attendre de la part d’un poète appartenant à une nation qui se prétendait issue des Troyens, dans le Roman de Troie, Achille est éclipsé par Hector, qui nous est présenté comme l’idéal du soldat, du capitaine et du chevalier, tel qu’on le concevait au temps de Benoit. Plutôt vigoureux que beau, d’un courage et d’un patriotisme à toute épreuve, avec cela libéral envers ses hommes et ménager de leur sang[3],

  1. Cf. le Roman d’Alexandre (éd. Michelant, p. 275, v. 9 et suiv.), qui imite le passage suivant de la fameuse Lettre d’Alexandre à Aristote (voir plus loin, II, ii, p. 230 et suiv.) : vineamque solidam auro sarmentoque aureo inter columnas pendentem miratus sum, in qua folia aurea racemique crystallini.
  2. Voir L. Constans, La Légende d’Œdipe, etc., p. 132 et suiv.
  3. Pendant une trêve, il va visiter Achille et lui offre de vider par un combat singulier le différend qui arme les deux peuples l’un contre l’autre.