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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/335

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ROMANS ÉPIQUES

mieux venue (que le mérite doive en revenir à Benoit complètement ou seulement en partie), c’est incontestablement celle de Briseïda : Polyxène est un peu pâle, Andromaque trop violente et légèrement égoïste dans sa dernière entrevue avec son époux, Médée trop brutalement passionnée, sans l’excuse de l’impulsion irrésistible des trois déesses conjurées, comme dans Apollonius. Briseïda, elle, réalise parfaitement le type que le trouveur a voulu créer.

On peut considérer comme une première habileté la division de l’épisode selon l’ordre des temps, de façon à ce qu’il soit mieux incorporé à l’action. L’intérêt est d’ailleurs bien ménagé, et s’il est possible d’entrevoir le dénouement au souci qu’a la jeune fille de ses riches ajustements au milieu des larmes de la séparation et au soin qu’elle prend de ne pas décourager Diomède après sa brusque et hardie déclaration, son attitude lorsque celui-ci lui envoie le cheval qu’il vient d’enlever à Troïlus et les paroles ironiques dont elle accompagne l’offre de le lui prêter après qu’il a à son tour perdu le sien, sont de nature à jeter quelque doute sur l’issue définitive de l’aventure. Enfin, si elle cède, ce n’est pas qu’elle soit entraînée par les discours ou les prières du soudard amoureux, c’est que, sensible autant que coquette, elle se laisse toucher par la constance de son amour ; c’est surtout qu’elle est émue des dangers qu’il court sans cesse pour lui plaire et qu’il craint pour ses jours à la suite de la cruelle blessure qu’il a reçue. Cette unité du dessein, cette habileté dans l’exécution, sans parler des charmants détails dont l’épisode est agrémenté, suffisent à expliquer le succès qu’il a obtenu et les imitations dont il a été l’objet[1].

Dans son ensemble, l’Œuvre de Benoit de Sainte-More présente, pour l’époque, des qualités réelles. Si l’auteur, comme il fallait s’y attendre, a été écrasé par la masse de son œuvre cyclique, s’il n’a pas toujours su mettre en relief les scènes les plus importantes et les plus dramatiques, comme la mort de Priam, s’il s’est souvent noyé dans les détails et n’a pas évité la redondance et la monotonie, en revanche, il a parfois des scènes d’une grandeur et d’une énergie vraiment épiques, comme celle

  1. Voir § 4. p. 218 et suiv.