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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/334

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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

sacrés par Troïlus, de peur de perdre encore celle qu’il aime et qu’il ne peut espérer épouser un jour qu’en persistant à ne pas paraître sur le champ de bataille.

Troïlus est, après Hector, le plus vaillant des Troyens, et lorsque le fils aîné de Priam a péri, c’est lui qui soutient à peu près tout le faix de la guerre. Dans la tradition antique, c’était un tout jeune homme, intéressant surtout par sa lutte inégale contre Achille : dans notre poème, son rôle est bien plus considérable. À la suite de Darès (voir § 3) et avec beaucoup plus de développement et de variété, Benoit en a fait le digne remplaçant d’Hector, et son importance est encore accrue par l’aventure qu’il lui prête avec Briseïda, la fille du prêtre transfuge Calchas[1].

Du reste, il faut bien reconnaître à Benoit une réelle aptitude à varier ses peintures du caractère de la femme et de l’amante. En face de la coquette Briseïda, qui passe, après un curieux débat de casuistique amoureuse, des bras du brillant Troïlus à ceux de Diomède, dont l’auteur a eu soin d’ailleurs de faire un chevalier courtois, rival d’Ulysse pour le bien dire, il nous peint, dans Andromaque, l’amour conjugal contenu par le respect et qui ressemble à de l’admiration, et dans la chaste Polyxène, rivale en beauté d’Hélène, l’amour innocent et retenu, tandis que Médée nous montre dans toute sa naïveté presque grossière l’amour physique, mal justifié dans ses manifestations passionnées par l’appareil d’une promesse solennelle de mariage devant une statuette de Jupiter. Dans toutes ces peintures, il y a du naturel, de l’observation, du piquant ; mais déjà l’abstraction et l’allégorie, dont il sera fait bientôt un si étrange abus, se montrent d’une façon presque indiscrète dans le discours d’Amour à Achille pour le détourner de venger ses Myrmidons, et l’auteur de l’Eneas donnera encore à cette divinité nouvelle un rôle plus marqué. La plus intéressante de ces figures, comme aussi la

  1. « C’est, dit M. Joly, en traitant de ce gracieux épisode (l. l., I, 285), un tableau plein de malice, qui vient d’une façon tout à fait inattendue se mêler au drame ; on lui pourrait donner pour épigraphe et pour résumé le mot de Shakespeare : « Ô femme, fragilité est ton nom ! » Il le faut joindre à tous ces contes piquants où nos vieux poètes, séduits et railleurs en même temps, maudissaient et adoraient la femme, la représentaient charmante et coupable. Comme eux, Benoit s’est plu à peindre sa grâce victorieuse, son penchant irrésistible à la coquetterie, sa facile défaite, et faisant œuvre à la fois de poète et de moraliste, il mêle à son piquant écrit les réflexions et les sentences. »