Aller au contenu

Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/337

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
ROMANS ÉPIQUES

faisant pas intervenir comme lui les divinités dans l’action, ils devaient lui être préférés, et ils se sont en effet substitués à lui[1].

Le sec et barbare abrégé qui porte le nom de Darès ne peut être antérieur à la fin du vie siècle, mais il n’est point postérieur à la fin du ixe car nous avons des manuscrits qui remontent à cette date, et d’ailleurs l’ouvrage est cité par Isidore de Séville, mort en 636. Dans une lettre-préface adressée à son ami Sallustius Crispus, le maladroit faussaire qui prend le nom de Cornelius Nepos[2] prétend avoir trouvé à Athènes le livre de Darès, écrit de sa propre main, et n’avoir fait que le traduire. Cette lettre ne saurait plus aujourd’hui tromper personne : cependant tout n’est pas également faux dans les allégations qu’elle contient. Homère (Il., V, 9) parle d’un Darès troyen, prêtre de Vulcain. Elien (Hist. var., XI, 2) affirme qu’il existait de son temps une Iliade phrygienne[3] de Darès, à laquelle d’ailleurs Ptolémée Chennus et Eustathe se réfèrent. Cela suffirait, à défaut d’autres preuves qui ne manquent pas, pour qu’on pût affirmer à priori l’existence d’une histoire de la prise de Troie écrite en grec, non pas contemporaine des événements, mais datant d’une époque où subsistaient encore intactes les œuvres des cycliques et des tragiques, qui, on le sait, avaient popularisé des traditions souvent différentes de celles des poèmes homériques et qui en comblaient les lacunes en ce qui concerne la légende troyenne. Cette espèce de roman de Troie (je dis roman, car les sources en sont moins pures que celles du Dictys et la suppression du rôle des dieux n’a pas suffi pour lui donner le caractère historique) a dû être traduit en latin vers le Ier siècle de notre ère et a donné

  1. Déjà au premier siècle de notre ère, Ptolémée Chennus, fils d’Héphestion, avait écrit un Ἀνθόμηρος, aujourd’hui perdu. Les progrès de l’évhémérisme et le triomphe du christianisme ne purent que favoriser la réaction contre Homère. Celui-ci semble d’ailleurs n’avoir été connu au moyen âge que par des abrégés latins : on désigne souvent sous le nom d’Homère latin le Pindarus thebanus, auteur, au premier siècle après Jésus-Christ, d’un court résumé de l’Iliade en moins de 1100 hexamètres à l’usage des écoles, où déjà le rôle des dieux semble systématiquement réduit.
  2. On a émis l’avis que les noms de Cornelius et de Sallustius pourraient être authentiques, et que les surnoms qui les identifient avec des historiens célèbres auraient été ajoutés par les scribes : il y aurait là une coïncidence difficile à admettre, et l’exemple du faux Dictys confirme d’ailleurs la supercherie du faux Darès.
  3. Phrygienne, c’est-à-dire écrite en grec, car les Troyens parlaient un dialecte grec, et nulle part il n’est dit dans Homère que les deux partis aient eu besoin d’interprète pour s’entendre.