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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

dant. » Ajoutons que l’auteur de l’Eneas, en reproduisant les procédés de Benoit pour embellir son sujet et compenser les suppressions jugées nécessaires, exagère ces procédés et trahit ainsi l’imitation. C’est ainsi que le réalisme qui se montre dans la description de l’amour tout physique de Médée est dépassé parfois à propos de Didon et de Lavinie ; et, d’autre part, le trouveur semble affectionner une certaine grivoiserie voisine de la grossièreté, par exemple dans le discours que Tarchon adresse à Camille, qui l’en punit aussitôt en l’abattant mort à ses pieds, ou encore dans les accusations honteuses que la mère de Lavinie porte contre Énée de peur qu’elle ne s’avise de l’aimer, accusations que répète bientôt la jeune fille avec une crudité de détails bien peu digne de l’ingénue qu’on prétend nous peindre. D’ailleurs le début du poème donne le principal rôle dans la guerre à Ménélas, contrairement aux données du Roman de Troie, et les détails sur la prise de la ville, généralement conformes à ceux que donne Virgile, sont notablement différents de ceux qu’on trouve dans Benoit.

L’Eneas a eu certainement, comme Thèbes et Troie, une ou plusieurs rédactions en prose, plus ou moins fidèles au texte du poème, qu’elles le rapprochent du texte de Virgile, comme celle qui figure dans les deux rédactions de l’Histoire ancienne jusqu’à César[1], ou qu’elles l’altèrent par le mélange de traditions semi-populaires et semi-cléricales, comme celle qui semble être la source de ces étranges Fatti d’Enea (2e livre de la Fiorita d’Italia du frate Guido de Pise), qui figurent à la suite de l’histoire de Troie dans plusieurs compilations italiennes en grande partie inédites[2]. Les huit derniers chants du Trojano imprimé (1491), qui forment un poème à part qu’on pourrait appeler l’Aquila nera, œuvre d’un certain Angelo di Franco, contiennent une histoire d’Énée dont les rapports avec l’Eneas n’ont pas encore été déterminés. Il en est de même d’une Eneida volgare en 24 chants, également imprimée en 1491, à Bologne[3].

  1. Voir Romania, XIV, 43 et suiv. et ci-dessus, p. 185.
  2. Voir Parodi, I rifacimenti e le traduzioni italiane dell’ Eneide di Virgilio prima del Rinascimento, dans Studj di filologia romanza, fasc. 5 (1887), p. 143 et suiv. — Un texte semblable à celui des Fatti d’Enea se retrouve dans une Énéide en 22 chants comprenant 974 octaves, en manuscrit à Sienne. Voir P. Rajna, Zeitschrift für rom. Philologie, II, 242-245.
  3. Voir P. Rajna, loc. laud., II, 240, et Parodi, l. l., p. 240-255.