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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/359

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ROMANS ÉPIQUES

rapprocher l’Eneas de son original latin[1]. Nous avons ici la répétition de ce que nous avons constaté pour le Roman de Thèbes, où un scribe a rapproché le poème de la Thébaïde en rétablissant les jeux et la version classique de la mort de Capanée, de sorte qu’on pourrait se demander si l’auteur de la rédaction originale avait bien sous les yeux le poème de Virgile, et non un résumé en prose contenant, au moins dans leurs traits essentiels, les additions qui figurent dans l’Eneas, en particulier les amours d’Énée et de Lavinie. Cette explication, que refuse d’admettre l’éditeur de notre poème, nous semble ici encore fort plausible, d’autant plus que, pas plus pour l’Énéide que pour la Thébaïde, on n’a réussi à trouver les manuscrits glosés qu’on supposait être la source de ces embellissements. M. Salverda de Grave reconnaît lui-même qu’on pourrait être amené à cette hypothèse par « ce fait étrange que, même quand notre auteur rend des discours ou des conversations qui se trouvent dans l’original, et qu’il dit les choses que nous donne le latin, il les rend en termes différents, en omettant tel détail et en le remplaçant par un autre, sans raison apparente[2] ». Cependant il préfère chercher séparément la source de chacune des additions ou changements de poème.

Malgré des ressemblances frappantes, soit dans le style, soit dans la façon de traiter les originaux[3], l’Eneas et le Roman de Troie ne paraissent pas pouvoir être attribués au même auteur, non pas tant à cause des différences linguistiques qu’ils présentent (différences insuffisamment assurées faute d’une édition critique de Troie), que pour des raisons d’ordre littéraire. « L’auteur de l’Eneas, dit M. G. Paris, est élégant, peu prolixe, même sec ; il manque d’imagination dans le détail, il n’a pas l’éloquence et le pathétique qui se montrent parfois dans Benoit, beaucoup plus abondant, plus riche, mais moins sobre et facilement redon-

  1. Par exemple, le Jugement de Paris, qui offre dans l’autre rédaction des traits communs avec Troie et étrangers à la source probable (Ovide, Héroïdes, xvi et xvii), en particulier la mention de la pomme d’or, n’y figure pas plus que dans l’Énéide.
  2. Introd., p. xxxi et n. 4.
  3. On a allégué de plus le défaut de Prologue dans l’Eneas, qui semble se rattacher directement au Roman de Troie (Quant Menelax ot Troie asise, etc.), et aussi ces vers de Troie (28 127, 28 128) : Et Eneas s’en fu ralez, Issi com vos oï avez ; mais M. Salverda de Grave a fort bien vu qu’il n’y a là qu’une allusion aux vers 27 129 et suiv., où il est question du départ d’Énée et des siens sur les vingt-deux vaisseaux que Paris avait emmenés en Grèce.