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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/391

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Idée générale de l’épopée courtoise. — Ce n’est pas à dire qu’il y ait une différence fondamentale entre les œuvres du cycle antique et les œuvres d’inspiration bretonne ou bysantine. Les premières elles-mêmes, malgré leur moindre indépendance, ne suivaient leurs modèles que pour la fable proprement dite : dans les unes comme dans les autres règne un esprit purement français et chevaleresque. L’ensemble de ces romans constitue l’épopée courtoise, qui s’oppose si nettement à l’épopée nationale des chansons de geste : l’une, légère, brillante, se plaisant à la peinture des fêtes de cour, des tournois, des expéditions aventureuses, aimant à multiplier les surprises d’un merveilleux de contes de fées, et donnant à l’amour une place prépondérante ; l’autre grave, grandiose, consacrée aux grandes luttes nationales, féodales ou religieuses, empruntant à la religion les ressources de son merveilleux austère, profondément dédaigneuse des passions et des délicatesses du cœur. Et comme forme, d’un côté un récit continu en vers alertes de huit syllabes rimant deux à deux[1], de l’autre une succession de couplets épiques construits chacun sur une même assonance, en vers fortement césurés de dix ou de douze syllabes. Bien qu’on rencontre, à une même époque, des chansons de geste et des romans courtois, ces deux manifestations du génie épique de nos pères appartiennent, par leurs origines, à deux périodes très dissemblables de notre civilisation : la première remonte à la période héroïque de la formation de notre nationalité et de la constitution du régime féodal, elle est dans toute sa force au XIe siècle, se maintient au XIIe, puis s’affaiblit rapidement : les trouvères, qui, au XIIIe siècle, traitent la « matière de France », continuent une tradition qui leur devient de plus en plus étrangère. C’est vers le commencement du XIIe siècle qu’à son tour l’épopée courtoise prend naissance, en même temps que la poésie lyrique et dans le même milieu ; elle commence de bonne heure à prendre la forme du roman en prose, à laquelle l’épopée nationale aboutit également, et où elles arrivent à ne plus conserver, l’une et l’autre, qu’une bien faible partie de leurs caractères distinctifs. C’est ainsi, avec les débris de nos matières épiques, et

  1. Un très petit nombre de romans courtois revêtent la forme des chansons de geste.